Criteo : anatomie d'une chute (en France)
Nicolas JaimesChampion incontesté du retail media, jusqu'à il y a peu, Criteo a perdu quasiment la moitié de son portefeuille de clients en l'espace d'un an. Les raisons de cette chute sont nombreuses, entre les crispations engendrées par une nouvelle plateforme défaillante, l'arrivée de nouveaux concurrents et l'échéance de certains contrats clés. Décryptage.
Les 12 derniers mois auront décidément été cataclysmiques pour Criteo en France. Le pionnier du retail media a perdu tout ou partie de ses plus gros clients. C’est d’abord Carrefour qui a annoncé il y a tout juste un an qu’il quitterait Criteo à la fin de son contrat pour créer une alliance avec Publicis. C’est ensuite Retailink, la régie retail media de Fnac - Darty, qui l’a dessaisi du display, pour le confier à Kamino Retail avant que Valiuz Adz ne fasse de même pour l’intégralité de l’inventaire retail media d’Auchan.
Un coup d’œil à la cartographie du retail media réalisée courant 2022 par Alliance Digitale permet de se rendre compte de l’ampleur de la saignée. Criteo, dont la technologie équipait plus de la moitié du top 30 des retailers français il y a à peine un an, en a perdu la moitié dans le laps de temps ! L’adtech a ainsi vu partir ses principaux clients, les uns après les autres : Carrefour et La Redoute chez Unlimitail, Intemarché chez Infinity Advertising, Conforama et But chez Veasybl, Retailink et Auchan chez Kamino Retail.
Il est, de fait, plus rapide de faire le point sur ceux qui restent. Parmi les plus emblématiques, E.Leclerc, Boulanger et ManoMano. Auxquels il faut rajouter des retailers d’envergure moindre, comme Uber Eats, Deliveroo, Marionnaud, MaxiCoffee, Micromania, Sephora, KingJoué et PicWicToys. Alors que Cora, récemment racheté par Carrefour, devrait rejoindre à terme son nouvel actionnaire.
Comment expliquer une telle débandade pour celui qui s’est mis au retail media beaucoup plus tôt que la concurrence, dès 2018, et aurait pu en profiter pour installer quelques barrières à l’entrée ? “C’est un vrai gâchis, estime un connaisseur du secteur. Criteo a dilapidé en quelques mois toute l’avance qu’il avait prise sur le secteur.” Si Criteo était effectivement assis sur un tas d’or, il n’est pas si compliqué de comprendre comment ce dernier s’est retrouvé réduit à portion congrue, en l’espace de quelques mois.
En réalité, cela tient surtout à un malencontreux alignement des planètes qui s’explique par :
1) Une bascule très difficile vers la retail media platfom, qui a valu à Criteo de très nombreuses critiques
La croissance retail media de Criteo s’est d’abord construite à coups de rachats (Storetail pour le display, Hooklogic pour le search et Mabaya pour le volet marketplace). C’était bien vu… mais il lui a fallu consolider tout cela pour permettre aux acheteurs d’opérer leurs campagnes display et search depuis une même plateforme, et ainsi réconcilier leurs campagnes multi-leviers .
Cela s’est fait dans la douleur (pouvait-il en être autrement ?) et cela a généré, du côté des clients, pas mal de crispations, notamment du fait de l'ultimatum qui leur a été imposé. “Courant septembre 2022, on nous a avertis que si l'on n'avait pas basculé sur la nouvelle plateforme d’ici la fin de l'année, toutes les campagnes seraient coupées”, se souvient un retailer. Pris en otage, tous ont dû plier de mauvaise grâce, en se coltinant un outil pas vraiment fini, qui fourmillait de bugs, et en se disant qu’on ne les y reprendrait plus.
“On a perdu un paquet d’argent en basculant sur la RMP", assure un retailer
“Le timing était atroce, ajoute un autre client. On est passé en plein Black Friday d'une technologie, Storetail, qui était irréprochable à une autre, la RMP, dont certains basiques n’étaient pas du tout fonctionnels.” Les conséquences financières ont été lourdes pour certains. “On a perdu un paquet d’argent”, assure une retailer. Et le ressentiment a été d’autant plus tenace que Criteo a finalement accepté de faire une exception pour son plus gros client, Conso Régie. La régie du groupe Leclerc n'a basculé sur la RMP que début 2023.
Si la méthode était catastrophique, la décision était la bonne, à en croire un ancien de la maison. “C’était important de proposer une technologie multi-formats que les retailers puissent opérer en libre-service. On savait que ce serait compliqué à faire accepter pour la France et on a pris le risque de sacrifier ce marché qui pèse si peu par rapport aux Etats-Unis.” Un retailer fait le même constat : “On a eu le sentiment que la France n’était plus importante pour eux.”
2) L’arrivée de concurrents aux dents longues (Unlimitail, Kamino Retail, Mirakl Ads…)
Criteo a très longtemps opéré sans réelle concurrence dans l'Hexagone. L'Australien, CitrusAd, s'est longtemps concentré sur les marchés anglo-saxons. De même que PromoteIQ, technologie retail media rachetée par Microsoft. Les principaux concurrents de Criteo en France ont longtemps été deux "petits" acteurs locaux : Veasybl et Trygr.
“C’est difficile d’être apprécié quand vous êtes en position hégémonique”, rappelle notre ancien de Criteo. Les crispations ont été d’autant plus fortes que Criteo a longtemps profité de sa position hégémonique dans l’Hexagone pour s’octroyer des commissions confortables (côté buy-side et sell-side) tout en réduisant la voilure sur le service client. C'est le risque quand on est si peu challengé, on se repose un peu sur ses lauriers et on en oublie un des fondamentaux : la satisfaction du client.
En off, ils étaient nombreux à se réjouir, côté agences médias comme retailers, de l’arrivée de nouveaux concurrents capables de challenger un leader devenu “un peu trop suffisant”, “plus vraiment à l’écoute des besoins des retailers français”, à en croire cet ancien client.
Les concurrents, parlons-en. Criteo les a sans doute sous-estimés !
Je me rappelle de ces collaborateurs Criteo qui m’ont contacté via LinkedIn suite à un article affirmant qu’avec l’arrivée de Citrus Ad sur le marché français en mai 2022, il s’était trouvé un concurrent de taille. L'Australien, qui s'était entretemps adossé au groupe Publicis, avait pourtant tout pour mettre un terme à la domination de Criteo.
Ironie du sort, c’est l’alliance de Citrus Ad avec Carrefour (principal client de Criteo en France), qui aura été le premier coup d’arrêt.
Le lancement de Kamino Retail par deux anciens de Storetail (oui, cette même société que Criteo avait rachetée quelques années plus tôt) aura occasionné le second coup d’arrêt, avec la perte du display de Retailink et de l’ensemble du budget Auchan.
“Criteo a clairement sous-estimé l’attractivité de ces nouvelles solutions auprès de ses clients insatisfaits”, résume un connaisseur du secteur.
3) L’arrivée à échéance de gros contrats (Carrefour, Auchan, Retailink…)
La concurrence était d’autant plus menaçante que trois des plus gros contrats de Criteo arrivaient à échéance fin 2023 : ceux de Carrefour, Auchan et Retailink. Et que les concernés avaient déjà fait savoir leur volonté d’internaliser la monétisation du retail media. Une envie qui ne favorisait pas la candidature de Criteo, qui s’est longtemps positionné comme un partenaire “all in one”, avec une offre techno + régie, sûr de la puissance de frappe de cette dernière.
L'échec de Criteo, c'est d'abord celui d'une technologie qui ne répondait plus aux attentes des retailers français
“Un Kamino Retail a parfaitement su surfer sur ces nouvelles revendications des retailers, au contraire d’un Criteo qui avait peut-être peur de porter préjudice à son activité très rémunératrice de régie”, poursuit notre expert anonyme. Criteo, qui fait de surcroît l’apologie de la standardisation quand les retailers les plus matures ne jurent désormais plus que par le “custom” ou de nouveaux formats que Criteo a mis longtemps à déployer, comme la vidéo. "L'échec de Criteo, c'est d'abord celui d'une technologie qui ne répondait plus aux attentes des retailers français", conclut, sévère, notre expert.
4) Une réorganisation interne qui a, elle aussi, eu du mal à s’effectuer
Difficile de consolider les technologies, comme on l’a vu plus haut. Mais difficile de faire de même avec les hommes. Criteo a longtemps eu deux jambes : sa division marketing solutions, émanation de son passé de retargeter, et sa division retail media, dont l’importance dans les revenus a crû au fil des années.
Deux jambes que Criteo a eu beaucoup de difficultés à faire avancer de concert. “Ce sont deux métiers qui n’ont rien à voir, estime un ancien de la maison. Depuis les modèles économiques jusqu’aux interlocuteurs, en passant par les cycles de vente. Ce n’est pas parce qu’un retailer était client de ces deux solutions qu’on était, pour autant, capable de créer des ponts chez lui.”
L’avis n’est pas forcément partagé par tous en interne, puisque combiner les deux est, pour Criteo, le meilleur moyen de remonter jusqu’au C-Level. “Le retail media est un sujet Comex chez les retailers, quand l’acquisition client ne l’est, elle, plus vraiment. Cela sert donc marketing solutions de parler d'une voix", résume un connaisseur. Et d’ajouter : “depuis longtemps, certaines agences médias demandent à n’avoir qu’un seul interlocuteur pour tous ces sujets.”
Ce débat illustre bien les dissensions internes sur le sujet. Dissensions qui ont concerné jusqu’au leadership. On pense notamment à Geoffroy Martin, une figure de la tech outre-Atlantique qui est arrivée en mars 2019 pour accélérer sur le retail media et en faire une BU à part (leadership et P&L spécifique).
Sauf que Geoffroy Martin est finalement resté moins de 2 ans au sein de l’entreprise… L’une des raisons de son départ ? Un désaccord de fond avec Megan Clarken, la patronne de Criteo, qui tenait, elle, absolument à réunir les deux divisions sous une même bannière, le commerce media, pressentant que l’extension off-site aurait un rôle à jouer dans la croissance du retail media (et que l’expertise de la division marketing solutions serait précieuse là-dessus).
Geoffroy Martin est parti mais pas forcément les tensions entre les équipes, qui avaient pris l’habitude de cloisonner leur travail. “Ça a été très compliqué de fusionner les deux BU dans ces conditions”, se remémore un collaborateur.
D’autant que, dans le même temps, Criteo a connu une vague de départ de son leadership retail media. Notamment celui des cofondateurs de Storetail, Mathieu Azorin et Elie Aboucaya, fin 2021, puis de leurs remplaçants, Nicolas Benoit et Gwenola Coicaud, début 2023. Avant que Nicolas Rieul, principal interlocuteur des retailers français, ne parte à son tour, il y a quelques semaines.
“Tous les C-levels de Criteo sont aujourd’hui basés à New York ou anglo-saxons. L’entreprise n’a plus vraiment de leadership en France”, observe un retailer. Et ça a forcément joué dans les consultations alors que des acteurs comme Unlimitail et Kamino Retail peuvent, eux, s’appuyer sur des figures bien connues des retailers français.
Criteo est-il en train de sacrifier son marché local ?
C’est, en tout cas, la conviction d’un connaisseur du secteur, qui estime que l’adtech semble avoir renoncé à se battre sur certains dossiers.
“J’ai l’impression que Criteo préfère se focaliser sur le marché américain qui est bien plus alléchant car les retailers locaux souscrivent le plus souvent à l’offre techno + régie et qu’en plus ils opèrent à une toute autre échelle.”
C’est aussi l’impression que donne la dynamique de gains de budgets de Criteo, puisque ce dernier continue de gagner de très beaux comptes outre-Atlantique, en Allemagne et en Asie. Citons notamment ceux de Mediamarkt, Doc Morris, Best Buy, Saks. De fait, Criteo est passé de 160 retailers il y a un an à 220 aujourd’hui.
La France ? Même pas 10% des revenus que réalise Criteo dans le monde. Même si, comme le rappelle Marc Fischli, il est important pour Criteo d'y figurer en bonne place s'il veut satisfaire les agences médias pan-européennes avec lesquelles il collabore. D'autant que la France reste un des pays les plus matures en matière de retail media et qu'elle fait figure, à ce titre, des marchés qui donnent le "la".
En France, rien n’est perdu
Le marché du retail media est très mouvant, voire cyclique. Aucune technologie ne semble, à date, faire l’unanimité puisque certains déçus de Criteo, partis à la concurrence, se sont rendu compte que l’herbe n’était pas forcément plus verte ailleurs.
Pas une surprise à en croire un ancien de Criteo, qui tente une analogie. “C’est exactement comme dans le monde des agences médias. On ne sait pas trop comment ni pourquoi mais subitement il y a des vents très favorables à un acteur particulier. En ce moment, c’est Publicis Media, demain ce sera peut-être GroupM ou Dentsu.”
"C’est normal que les retailers français veuillent aller voir ailleurs, entre la lassitude de travailler depuis plusieurs années avec le même partenaire et l’envie de régénérer leur stratégie”
Idem dans le retail media. En ce moment, c’est Unlimitail et Kamino Retail. Et demain, Criteo ? “J’en suis persuadé, estime notre ancien de la maison. C’est normal que les retailers français veuillent aller voir ailleurs, entre la lassitude de travailler depuis plusieurs années avec le même partenaire et l’envie de régénérer leur stratégie.”
Et de faire le parallèle avec le marché anglais où Criteo a perdu une grosse partie de ses clients, il y a quelques années. “Ça nous a pris 3 ans… Mais on a réussi à en récupérer une bonne partie.”
A Criteo de faire de même en France, en trouvant la stratégie (et les arguments) pour les convaincre de revenir.
Il faudra, pour cela, remettre l’accent sur le service à destination des retailers (qui a été un peu négligé au profit de la division demand) et recruter quelques pointures pour piloter le tout. Et se poser les bonnes questions :
- Comment concilier les exigences de customisation des retailers français avec les enjeux de scalabilité de Criteo ?
- Comment s’ouvrir à de nouvelles sources de demande programmatique sans porter préjudice aux revenus que Criteo réalise avec son propre DSP ?
- Et qui recruter pour porter cette vision en France ?
Difficile… mais pas impossible. L’adtech a réussi à survivre à la disparition progressive des cookies tiers, elle peut bien s’accommoder de ce nouveau challenge !
La réponse de Criteo
- Criteo lâche-t-il la France ? Non, répond à Minted son MD EMEA, Marc Fischli, qui rappelle que le champion du retail media a connu des déboires similaires dans d’autres marchés, avant de revenir dans la course à la faveur de cycles plus favorables.
- Une adtech qui n’en oublie pas pour autant de faire son auto-critique, après une année très tourmentée, et qui rappelle sa volonté de répondre mieux aux attentes des retailers français à l’avenir.
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