Carrefour - Publicis : une alliance retail media ultra prometteuse… et beaucoup de questions
Nicolas JaimesPetite bombe dans l’univers encore bourgeonnant du retail media avec l’annonce, mardi 8 novembre, d’une alliance entre Carrefour et Publicis. Les deux groupes vont créer une joint-venture pour se donner les moyens de peser dans un marché qui va dépasser les 100 milliards de dollars de revenus cette année mais qui est archi-dominé par Amazon (85% de part de marché en Europe continentale selon l’IAB Europe).
C’est une petite bombe à plusieurs titres. D’abord, parce qu’on parle évidemment de deux des fleurons de l’économie française. Mais aussi, parce que dans un secteur habituellement pas avare en rumeurs, absolument rien n’avait filtré. Rappelons que Carrefour est engagé sur une bonne partie de ses sujets retail media avec une autre pépite française, Criteo. Ce jusqu’à fin 2023. Preuve des précautions prises par le duo Publicis - Carrefour, les dirigeants de Criteo n’ont d’ailleurs appris la nouvelle que la veille de la conférence de presse. Voilà pour le contexte. Passons maintenant aux faits.
Pourquoi ce rapprochement ?
De quoi parle-t-on exactement ? D’une joint-venture au départ détenue à 51% par Carrefour, 49% par Publicis, qui réunira les assets retail media des deux entités : la technologie de “Citrus Ad powered by Epsilon”, côté Publicis, la data et l’inventaire de Carrefour Links, côté Carrefour. Et, au milieu, une équipe (commerciaux, account managers, client success managers) qui deviendra, à terme, le seul interlocuteur pour les clients qui voudraient profiter de ces services. “Cette nouvelle joint-venture sera la porte d’entrée unique aux activités retail media de Citrus et Carrefour sur les marchés concernés”, précise un collaborateur de chez Publicis qui a travaillé sur le sujet.
"Cette nouvelle joint-venture sera la porte d’entrée unique aux activités retail media de Citrus et Carrefour en Europe et en Amérique latine"
La joint-venture opérera au sein des deux principaux marchés de Carrefour : l’Europe et l’Amérique latine. Deux régions où Citrus Ad, historiquement très bien implanté dans des pays anglo-saxons comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou l’Australie, était peu (l’Euope) ou pas du tout présent (Latam). L’adtech qui doit faire face à la concurrence de Criteo et, dans une moindre mesure, Promote IQ, sur ces deux marchés, prend, avec ce deal, une tout autre dimension. Un véritable accélérateur de business donc.
Même effet levier pour Carrefour qui, comme l’a rappelé sa directrice e-commerce, data et transformation digitale, Elodie Perthuisot, doit “sortir de l’échelle de Carrefour pour émerger face à Amazon.” La dirigeante fait le même constat que quiconque jetterait un œil à la cartographie du retail média en France. On parle d’un écosystème hyperfragmenté où prime sera très vite donné aux plus gros, les agences médias et industriels privilégiant, faute de temps et de ressources, une minorité d’acteurs. “On ne pourra pas se permettre de solliciter la cinquantaine d’acteurs qui existent aujourd’hui”, explique un acheteur.
Le retail media, c'est à peine 1,5% du CA e-commerce de Carrefour. Le ratio est de 14% chez Amazon.
La réalité, c’est que Carrefour aura, à lui seul, du mal à peser sur ce marché. Carrefour, c’est 3,3 milliards d’euros de ventes e-commerce en 2021 et, même s’il espère tripler ce montant d’ici 2026, cela reste un nain face aux 222 milliards de dollars de ventes en ligne réalisés par Amazon l’année dernière. Difficile dans ces conditions d’espérer faire bouger les lignes. Une statistique l’illustre d’ailleurs parfaitement. Le retail media ne pèse que 1,5% de revenus e-commerce de Carrefour, selon l’IAB Europe. Un ratio dans la lignée de ce que font ses principaux concurrents distributeurs… mais qui est très éloigné des performances d’Amazon. La plateforme a réalisé plus de 31 milliards de dollars de revenus publicitaires en 2021, soit 14% de ses revenus e-commerce.
Au-delà de l’antériorité de chacun (Amazon a quelques années d’avance en matière de retail media), c’est surtout le reach qui fait la différence. Plus vous êtes gros, plus l’effet levier entre votre chiffre d’affaires e-commerce et votre activité retail media est important. C’est, avec cette joint-venture qui a vocation à accueillir d’autres distributeurs, le raisonnement fait par Carrefour. Vous me répondrez que c’est aussi celui que faisait Criteo, en proposant aux retailers de rejoindre sa retail media platform, pour en faire un guichet unique.
Il y a néanmoins une différence de taille : le sujet de la souveraineté. Rester fidèle à Criteo, c’était pour Carrefour rester dépendant de l’expertise et de la force commerciale d’un partenaire externe (aussi bon soit-il). Ce rapprochement avec Publicis permet à Carrefour de prendre le contrôle total de ses activités médias. Alexandre Bompard l’a rappelé : “Carrefour devient un service média qui va opérer pour le compte de tiers.” Un service média qui va également profiter de la force de frappe du réseau Publicis Media. “Clairement, cette opération va permettre à Carrefour de booster son business en extension d’audience”, observe un patron d’agence concurrente de Publicis. Un enjeu crucial pour permettre au retailer d’aller chercher de la croissance alors que son inventaire on-site n’est pas extensible à l’infini.
Comment va s’opérer la transition avec Criteo ?
Partons des faits. En l'occurrence, de la relation contractuelle qui lie Carrefour Links à Criteo jusqu’à fin 2023. Jusqu’à cette date, ce sont les équipes de Criteo, dont la technologie retail media équipe actuellement le site du retailer, qui monétiseront l’inventaire on-site (Carrefour opère déjà le volet extension d’audience lui-même). Elodie Perthuisot a, en effet, assuré que Carrefour irait au bout de son contrat. Les premières campagnes retail media opérées par la joint-venture ne verront donc pas le jour avant début 2024.
Carrefour ira au bout de son contrat avec Criteo, prévu jusqu'à fin 2023
Cela ne veut pas dire pour autant que cette dernière restera inactive durant ce laps de temps. On peut s’attendre à ce que le nom de la structure, de son dirigeant et, peut-être même, des premiers clients, soit communiqué d’ici la fin du 1er trimestre 2023. À partir de cette date, la nouvelle structure aura toute latitude pour répondre à des appels d’offres, qu’ils concernent uniquement l’aspect techno ou la techno + la régie commerciale. Il faudra sans doute attendre, au vu des intégrations technologiques nécessaires, début 2024, pour voir des campagnes diffusées en live chez les premiers retailers clients. Carrefour en fera partie, puisque cette échéance correspond à la fin de son contrat. Les équipes commerciales de la joint-venture seront, elles, sur le pont dès septembre 2023 pour aller pitcher agences médias et industriels sur les contours de l’offre de Carrefour et des autres retailers qui se sont laissés tenter.
La joint-venture rassemblera, à terme, tous les salariés de Carrefour Links qui gèrent le sujet retail media et la relation avec les marques, et ceux qui, chez Citrus Ad, vendent la technologie. Soit un ensemble de 50 à 100 collaborateurs d’ici un an.
Quelles conséquences pour Criteo ?
C’est évidemment, à court terme, un coup dur pour Criteo. Le coup est rude parce que 1) Carrefour Links est de loin le retailer français le plus mature sur le sujet et que c’est l’un des plus beaux (et gros) clients de Criteo 2) il intervient dans un contexte pas évident, qui voit Criteo restructurer ses équipes, pour fusionner les activités marketing services et retail media. Et qu’en d’autres termes, il va lui falloir ajouter la désaffection de Carrefour à cette dernière équation.
Rien d’insurmontable bien sûr et pas de raison, non plus, de paniquer puisque Criteo équipe 17 des 31 sites des retailers identifiés par Alliance Digitale en France. Et qu’il a le temps de se préparer à cette perte, puisque son contrat arrive à échéance fin 2023. D’autant que si le rapprochement entre Publicis et Carrefour ferme définitivement une porte, il en ouvre peut-être de nouvelles. “C’est évident que certains retailers ne seront pas à l’aise avec l’idée de travailler avec une société qui appartient à un concurrent potentiel”, observe un connaisseur du marché.
Criteo deviendra, pour ceux-là, une alternative incontournable, si ce n’est la seule. L’adtech ne s’y trompe pas; en témoigne un communiqué de presse publié suite à l’annonce de Carrefour et Publicis. “Chez Criteo, nous sommes convaincus que notre position unique de partenaire retail média de confiance, neutre et agnostique, permet aux agences et aux marques d’optimiser leurs dépenses afin d'obtenir des performances supérieures.”
Criteo reste donc confiant sur ses capacités à se développer sans Carrefour et rappelle que cette annonce n’a “aucun impact sur son ambition de tripler son activité retail media d’ici 2025.” Il faut dire que le marché est suffisamment important pour permettre à plusieurs acteurs de rayonner. Et que Criteo, historique du secteur, est évidemment un des mieux positionnés.
Carrefour et Publicis peuvent-ils vraiment convaincre d’autres retailers ?
“L’objectif, à terme, c’est de construire un réseau d’une dizaine de grands distributeurs qui devient la pierre angulaire du retail media en Europe continentale”, affirme Thibault Hennion, MD international operation chez Epsilon. Un vœu pieux ? On peut s’interroger sur la volonté de certains retailers de se laisser embarquer dans une aventure dont l'un de leurs principaux concurrents, Carrefour, est un membre fondateur. “Déjà que certains ont dû mal à se lancer en solo, alors si en plus vous leur demandez d’y aller avec un concurrent potentiel, vous n’y êtes pas”, s’amuse un patron d’agence.
Beaucoup citent, à titre d’exemple, “la jurisprudence RelevanC”, du nom de cette plateforme retail media dont le développement commercial en France a été freiné par ses liens capitalistiques avec Casino. Thibault Hennion le reconnaît volontiers, “ce risque existe naturellement”. Risque que la joint-venture veut néanmoins évacuer en jouant la carte de l’ouverture. Les deux partenaires ont confirmé que la structure capitalistique serait ouverte et que d’autres distributeurs pourraient rejoindre l’actionnariat. Un geste de bonne volonté sans doute indispensable pour faire sauter certaines réticences. Mais pas non plus un gage de réussite puisque, comme l’ont montré les alliances publicitaires dans la presse, La Place Media, Audience Square ou Gravity, ce n’est pas toujours évident d’avancer sereinement quand on doit composer avec des agendas, des ego et des intérêts pas toujours alignés. Les retailers peuvent-ils réussir là où les médias ont échoué ? A voir…
“Ce sont en réalité tous les acteurs qui sont de la donnée client first party qui sont visés par l'alliance : groupes hôteliers, compagnies aériennes ou de taxi"
“Ils ne signeront pas E.Leclerc tout de suite, je vous le concède, s’amuse un connaisseur du secteur. Mais fort heureusement pour eux, le food c’est à peine 15% du marché.” C’est vrai qu’il y a de nombreuses opportunités dans d’autres verticales comme le bricolage, le high-tech, la pharmacie où on peut imaginer la joint-venture aller voir chaque leader de catégorie pour construire une alliance de numéro 1. Reste que les ambitions de Carrefour et Publicis sont, selon nos informations, bien plus élevées que ce que le duo a laissé entendre à l’occasion de la conférence de presse. Il s’agit d’attirer d’autres retailers bien sûr… mais pas que. “Ce sont en réalité tous les acteurs qui sont de la donnée client first party qui sont visés”, nous explique un connaisseur du dossier. On peut citer les groupes hôteliers, comme Accor, les compagnies aériennes, comme Air France ou encore les compagnies de taxi. Autant d’acteurs, de données et de moments de vie qui, sur le papier, peuvent donner naissance au plus grand réseau mondial de first party data.
Comment vont réagir les autres agences médias…
Autre interrogation, et pas des moindres, comment vont réagir les autres agences médias, qui regardaient déjà Citrus Ad avec méfiance, du fait de ses liens capitalistiques avec l’un de leurs principaux rivaux. “Je ne suis pas sûr que GroupM ou Dentsu soient enclins à enrichir un concurrent qui enchaîne les gains de clients à leur détriment”, s’interrogeait un connaisseur du monde des agences au moment de l’arrivée de Citrus Ad en France. Carrefour peut-il pâtir de cette hostilité sourde ? Difficile à croire. D’abord parce que la régie du distributeur est un acteur incontournable du marché. “On se doit de rester agnostique, quel que soit le fond de notre pensée, rappelle un acheteur. Si un industriel me dit d’aller sur Carrefour, j’irai évidemment.”
Il sera également intéressant de voir comment chacune les équipes qui gèrent l’achat média chez Criteo vont se comporter. . Les retailers qui rejoignent la joint-venture vont-ils être sous-investis par les industriels qui passent par Criteo ? A court terme, c’est peu probable. Notamment parce que chacun est tenu par les accords de trade marketing noués entre les industriels et les retailers (qui représentent plus de 80% des budgets retail media) et a donc peu de pouvoir sur la ventilation des budgets. Sur le long terme, et à mesure que les campagnes d’extension d’audience prennent du poids, c’est une autre histoire.
…et où s’arrêtera Publicis ?
C’est évidemment le grand gagnant de ce deal et c’est la preuve, encore une fois, que le géant de la communication a compris que son succès passait par la technologie et la data. Ce rapprochement avec Carrefour est le dernier exemple d’une mue réussie de “groupe de communication” à véritable “tech company”, via une stratégie d’acquisition qui a déjà vu Publicis racheter Epsilon, Citrus Ad et Profitero. Dans l’ordre, de la data cookieless, de la techno retail media et des briques e-commerce. Rien ne dit, à ce stade, que ce sera le cas mais la joint-venture avec Carrefour peut, par exemple, permettre à Publicis d’alimenter le graphID d’Epsilon en données transactionnelles. Une synergie qui, à l’ère du cookieless, lui procure un réel avantage dans les appels d’offres médias à venir. “Rien n’empêchera Publicis d’offrir les frais liés à l’utilisation de la datal à ses clients industriels”, illustre un expert du marché.
Même effet levier en ce qui concerne la digitalisation des budgets trade marketing, sur lesquels les principaux groupes de communication veulent mettre la main. “C’est très compliqué pour une agence média d’avoir les contacts des équipes commerciales de l’industriel. Le succès de CitrusAd va vraiment faciliter les choses”, remarque un concurrent. Le trade marketing, c’est le graal pour des agences qui y voient l’occasion d’attaquer un marché aussi gros que celui de la publicité digitale (quasiment 200 milliards de dollars chacun) mais beaucoup plus ouvert. “Les agences médias n’ont plus aucun pouvoir sur Facebook, Google et cie. Le rapport de force est beaucoup plus équilibré avec les retailers”, observe un expert.
“Si je travaillais encore chez Publicis, ma prochaine fusac serait LiveRamp”, s’amusait Pierre-Louis Fontaine en commentaire de mon post LinkedIn revenant, à chaud, sur le deal. Je ne sais pas si les équipes M&A de Publicis me lisent mais, avec un cours de bourse divisé par 4 en l'espace de 2 ans et une capitalisation de 1 milliard de dollars, ce serait clairement une cible abordable. Et ce serait le meilleur moyen de rajouter une dernière brique, CRM onboarding et data clean room, à ce fullstack que Publicis est en train de bâtir. Même si, il est vrai, le positionnement tiers de confiance de Liveramp serait clairement compromis auprès des autres agences médias et annonceurs non-clients de Publicis... Mais on n’en est pas encore là !
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