Cookieless : pourquoi le marché pub n'est absolument pas prêt... et ne le sera peut-être jamais
Nicolas Jaimes“Nous sommes désormais à moins d’un an de la fin des cookies tiers et c’est comme si rien n’allait changer.” Cet acheteur en agence média n’en démord pas : le marché de la publicité digitale semble indifférent à la disparition annoncée des cookies tiers de Chrome, prévue pour le début du troisième trimestre 2024.
“Il y a eu un vrai intérêt, un an après l’annonce de Google, début 2020 puis le soufflé est considérablement retombé. Alors oui, il y a toujours quelques annonceurs et éditeurs qui communiquent sur des tests, de temps en temps, mais on est très loin d’avoir industrialisé le sujet et c’est franchement préoccupant, si proche de l’échéance.”
Dans la mesure où il est difficile de le contredire, nous avons préféré essayer de comprendre comment on en était arrivé là.
Parce que le cookie tiers pèse en réalité peu dans les budgets médias des annonceurs
Si le remplacement du cookie tiers est quasiment un sujet de vie ou de mort pour les éditeurs de l’Open Web, on ne peut pas en dire autant de ceux qui se situent à l’autre bout de la chaîne : les annonceurs. Des acteurs pour lesquels il ferait presque figure de variable d’ajustement.
Sur les 4,4 milliards d’euros d’investissements captés par le marché de la publicité digitale au premier semestre 2023, 71% (search et social) y sont immunisés “by design”. Alors oui, les cookies tiers peuvent parfois servir dans ces environnements, pour du search retargeting ou de la mesure de conversion, mais leur rôle est marginal. Idem pour l’emailing et les comparateurs.
Reste l’affiliation et surtout le display, qui représentent 19% du marché, soit 826 millions d’euros au premier semestre. Pas anecdotique, me direz-vous. Sauf qu’il convient encore de baisser sensiblement cette enveloppe puisque 70% de ce marché du display concerne des environnements logués (retail media et streaming audio ou vidéo).
Sur les 826 millions d’euros du marché display, ce sont en réalité surtout les sites de la catégorie “édition et infos” qui sont exposés à la disparition des cookies tiers. Soit 261 millions d’euros. Un montant qui représente donc à peine 6% des 4,4 milliards d’euros d’investissements évoqués plus haut. Un ratio qui, si on rajoute les investissements TV, print et OOH à l’équation, diminue encore sensiblement.
“Le cookie tiers, c’est quelques pourcents du plan média de la plupart des annonceurs”, résume un patron d’agence. Une goutte d’eau que les acheteurs estiment n’avoir aucun mal à gérer le moment venu. “Beaucoup d’annonceurs se disent qu’il leur suffira de réorienter ces budgets vers des environnements qui sont ‘cookies tiers proof’ le moment venu”, poursuit notre expert. Au hasard, Google et Meta…
Un calcul dangereux sur le long terme, estime Paul Ripart, directeur commercial programmatique chez Prisma Media Solutions, “puisque la disparition des cookies tiers, c’est aussi un sujet de diversité des médias.”
Parce que Google a beaucoup tergiversé…
L’inertie du marché de la publicité digitale est le reflet d’une certaine lassitude. Lassitude que Google a, lui même, grandement contribué à créer. Parce que depuis que Google nous a annoncé la suppression des cookies tiers (il y a trois ans déjà), le géant de la publicité n’a eu de cesse de repousser l’échéance. Initialement prévue pour 2022, elle a ensuite été décalée à 2023, avant d’être à nouveau changée, pour la mi-2024.
C’est un peu le serpent qui se mord la queue : Google voit que le marché est loin d’être prêt, donc il décale (plusieurs fois) l’échéance. Le marché voit, lui, que Google n’a de cesse de décaler l’échéance, donc il ne fait pas grand chose pour être prêt. Ils sont d'ailleurs encore nombreux à penser que Google décalera à nouveau l'échéance, si les tests de début janvier font état d'un impact trop élevé sur les revenus publicitaires.
“C’est vrai que les tergiversations de Google n’ont pas aidé à mobiliser le marché”, observe Benoit Hucafol, VP of product management chez Equativ. Un marché qui a eu, entre temps, bien d’autres soucis à gérer, entre les nouvelles règles de la Cnil relatives au tracking, un covid qui a rebattu bien des cartes et une crise en Ukraine qui a asséché les financements. Et qui se dit (sans doute à tort) qu’il trouvera bien une porte de sortie à cet énième problème.
“On est dans un marché très résilient, qui a l’habitude de devoir composer avec des mini-apocalypses tous les 6 mois”, s’amuse Paul Ripart. Il y a donc ce sentiment que l’on s’en sortira quoi qu’il arrive… mais il y a aussi cette certitude que ça ne sert à rien de partir trop tôt sur le sujet, vu que les cartes peuvent être vite rebattues.
Prenez Privacy Sandbox qui, depuis sa présentation début 2020, a eu plusieurs vies, à l’image de son API de retargeting qui a tellement changé de nom qu’on a fini par s’y perdre (Turtledove puis Sparrow puis Dovekey puis Fledge et aujourd’hui Protected Audience). Ou de sa méthode de ciblage par centres d'intérêts selon la méthode de la Federated Learning of Cohorts (Floc) qui, faute d’avoir convaincu dans sa capacité à protéger la confidentialité des données des utilisateurs, a été abandonné début 2022 pour Topics.
Ils n’étaient déjà pas nombreux à s’intéresser à la suite d’API de Google. En France, on peut citer Criteo, Teads et Weborama parmi les rares adtech à y consacrer des ressources. “Des adtech qui, pour intégrer Privacy Sandbox, doivent revoir une bonne partie de leur architecture parce que la solution de Google est hyper lourde”, précise Arnaud Barbillon, data business lead chez Teads.Des adtech dont certaines on été refroidies par les atermoiements de Google.
“On a perdu des mois de travail lorsque Google a décidé de tuer Floc, se souvient un ancien de Xandr, qui avait consacré trois collaborateurs à temps plein durant trois mois au sujet.” Pour rien puisque Google a finalement décidé de tout jeter à la poubelle.
Alors dans le doute, ils sont nombreux à préférer laisser les quelques (rares) motivés essuyer les plâtres (en d’autres termes, tester les API à mesure qu’elles sont proposées).
Une inertie générale d’autant plus compréhensible qu’on a quand même douté que Privacy Sandbox, qui a été scrutée de près par l’autorité de la concurrence anglaise, verrait vraiment le jour. Et qu’on sait aussi que la solution ne sera compatible qu’avec Chrome, les deux autres navigateurs, Safari et Firefox, ayant fait l’impasse sur le sujet. “On a déjà une certitude : Sandbox ne pourra pas être la seule solution mise à disposition du marché”, pointe Benoit Hucafol.
Parce que personne n’a encore “cracké” le sujet de la mesure
S’il y a consensus sur le fait que l’on s’en sortira sans doute sur les volets activation, soit le fait de continuer à diffuser des publicités ciblées, c’est beaucoup moins certain en ce qui concerne la mesure, soit le fait de s’assurer qu’on a fait ça bien.
“Il y a une grosse demande de la part des annonceurs et des agences pour savoir comment on va avancer là-dessus”, confirme Paul Ripart. Sans pour autant que le marché soit, à date, capable de lui apporter des réponses précises… “Toutes les solutions que nous avons pu testées sont fragmentées et pas forcément interopérables, ce qui pose évidemment problème pour le sujet de la mesure”, observe Arnaud Barbillon.
Quelle alternative à la mesure post view, pratique que la disparition des cookies tiers condamne de facto ? Se concentrer sur des items “medias” type visibilité, complétion, voire attention ? Leur impact sur le business n’est pas toujours démontré... Se tourner vers les panels type “brand lift survey” ? Ok, mais comment distinguer les exposés des non exposés sans cookies tiers ? A part faire confiance au déclaratif, avec tous les biais que ça comporte, peu de solutions.
Quid du marketing mix modeling ? Une pratique prometteuse mais coûteuse à mettre en place. Et qui n’est, de toute façon, pas suffisamment granulaire pour le “day to day”. Et je ne parle même pas des API mises en place par Privacy Sandbox qui, de toute façon, seront cirsconscrites à l’environnement Chrome.
“Personne n’a encore trouvé la martingale”, estime Paul Ripart, qui cite néanmoins des tests prometteurs avec First ID pour une mesure cookieless (basée sur le cookie first party de la solution) mais qui implique que chaque annonceur ait tagué son site (ce qui nécessite une sacrée force de persuasion côté presta).
“Les acheteurs ont besoin d’une solution scalable, leur permettant de mesurer des items de branding ou de conversion”, résume Erwan Le Page, CEO de Mediasquare. Sans celà, sur quoi se baser pour juger la pertinence des campagnes digitales ?
Parce que les outils d’achat programmatique (dont Google) ont encore du boulot
C’est, aujourd’hui, le principal point de frustration des éditeurs. “Les solutions qu’ils ont implémentées sont rarement compatibles avec les outils des acheteurs”, observe Benoit Hucafol.
Prenez les solutions d'ID publicitaires qui, bien qu’elles aient doublé en l'espace d'un an, ne sont pas toujours intégrées aux principaux DSP du marché. Déjà parce que le plus populaire d’entre eux, DV 360, appartient à Google et que Google a longtemps maintenu que s’il faisait disparaître les cookies tiers, ce n’était pas pour les remplacer par autre chose.
C’est le cas de l’identifiant publicitaire partagé, une alternative sur laquelle le marché fonde pas mal d’espoir mais à laquelle Google a vite fait savoir son opposition. Un coup dur, même si les choses ont un peu évolué depuis (voir plus bas). “Les chances de succès d’une solution cookieless sont très faibles dès lors qu’elle n’est pas compatible avec DV 360”, rappelle Paul Ripart.
Et elles sont nulles si elle n’est adoptée par aucun des autres outils d’achat programmatique. Ce qui a longtemps été le cas des ID publicitaires partagés. Ici encore, c’est la lourdeur du processus d’intégration qui est en cause. Les DSP doivent repenser toute leur architecture pour s’affranchir des cookies tiers et s’adapter aux nouvelles méthodes de ciblage, qu’il s’agisse des ID ou des solutions agrégées type Sandbox.
Un DSP comme Xandr a mis plus de deux ans pour intégrer une dizaine d’ID publicitaires à son infrastructure. L’annonce du partenariat entre ID5, ID partagé le plus populaire au monde, et The Trade Desk, leader des DSP indépendants, date d’à peine trois mois. Et les agences médias qui voudraient pouvoir tester les différentes API de Privacy Sandbox n’ont pas d’autre choix que de passer par le DSP de Criteo (en managed services) pour arriver à leur fin. Les DSP leader du marché, The Trade Desk ou Xandr, n’ayant pas fait les branchements nécessaires.
Tout celà n’aide pas à industrialiser le sujet. Paul Ripart en convient volontiers. Même s’il a fait des tests “cookieless” avec la plupart des agences médias du marché, le plus souvent pour voir si cela marche aussi bien avec que sans, tout cela relève encore de l’expérimentation. “On n’a pas encore industrialisé le sujet. Les flux programmatique reposent aujourd’hui très majoritairement sur les cookies”, déplore-t-il.
La régie a beau faire exclusivement du cookieless en gré à gré et en deal ID (elle ne se sert plus que de son ID 1st party), elle est obligée de passer par le cookie tiers pour l’open auction. “Il y a très peu d’achat qui s’opèrent avec des listes d’emails depuis les DSP et quasiment aucun avec des cookies 1st party”, pointe Paul Ripart. Même constat en ce qui concerne le protocole Sellers Defined Audience, “très peu lu par les DSP”.
Parce qu’on manque de simplicité et de résultats probants
C’est peut-être aussi ça le fond du problème : le monde cookieless sera très hétérogène. Un monde où se cotoieront des méthodes d’activation déterministe, hyper granulaire et temps réel (les ID publicitaires partagés) et des méthodes d’activation probabiliste, agrégée et en temps différé (Privacy Sandbox). Et entre les deux une myriade d’autres solutions : ciblage contextuel, ID 1st party, custom audience via data clean room…
Ca fait beaucoup. Sans doute trop pour des marketeurs qui, au Royaume-Uni, étaient à peine 36% à estimer être bien au fait des alternatives disponibles dans un sondage réalisé par Yougov pour le compte d’Adform. Des marketeurs qui, face à tant de complexité, ont peut-être un peu baissé les bras, remisant le sujet sous le tapis ou, tout du moins, “préférant en laisser la charge mentale aux adtech”, à en croire Arnaud Barbillon.
Or, pour que le cookieless prenne enfin, il faut embarquer tout le monde : depuis l’annonceur jusqu’à l’éditeur, en passant par les DSP et SSP. Côté sell-side, c’est rarement difficile. Côté buyside, c’est une autre histoire alors que les annonceurs volontaristes, qui testent quasiment tout, comme Renault ou Intermarché, se comptent sur les doigts de la main.
Ici encore, c’est un peu l’histoire de l’oeuf ou de la poule, à en croire Pauline Boedels, directrice générale de 79. “Les annonceurs disent qu’il n’iront pas tant qu’ils n’auront pas de cas probants mais il faut bien que des annonceurs se motivent pour aboutir à ce genre de cas probants.”
La dirigeante a d’ailleurs décidé de prendre le taureau par les cornes en mettant sur pied une task force qui réunit six de ses clients, qui ont accepté de mettre en commun leurs expérimentations. Des expérimentations qui ont parfois du mal à aller à leur terme. “C’est rare d’avoir une solution qui est compatible avec l’ensemble des intermédiaires de la chaîne de valeur”, rappelle Pauline Boedels, qui a encore un test cookieless avorté car l’ID concerné ne pouvait pas transiter par la DMP de l’agence.
“C’est rare d’aller au bout d’un test et ça l’est encore plus d’avoir des résultats probants”, ajoute un annonceur. Qui aujourd’hui peut se targuer d’un “case study” démontrant le succès d’une campagne avec ID publicitaire ? A part ID5, sans doute personne. Idem pour Sandbox, avec lequel on manque encore de recul, à l’image de la solution Topics, dont les résultats sont aujourd’hui challengés par Alliance Digitale.
C’est l’enjeu de ces prochaines semaines. “Consacrer moins de temps et d’efforts à expliquer le comment, pour privilégier les preuves d’impacts”, recommande Benoit Hucafol. Un secteur de l’adtech qui (pour une fois) gagnerait à laisser le capot fermé et le jargon à la maison. “La technicité a toujours été un frein dans notre secteur”, rappelle Arnaud Barbillon.qui note d’ailleurs que “personne ne s’intéressait au sujet du cookie tiers avant qu’on nous annonce qu’il allait disparaître.” Et qui insiste : “les annonceurs veulent du concret !"
Pourquoi ça peu enfin changer
Bien sûr tout n’est pas noir. Les experts interrogés par Minted sont d’ailleurs unanimes : le marché frémit à nouveau depuis l’annonce par Google, cet été, que les cookies tiers allaient disparaître de 1% du trafic de Chrome début 2024.
Arnaud Barbillon observe ainsi une recrudescence d’intérêt depuis que la deadline a été actée. “J’ai enchainé les sessions pédagogiques avec les agences et les annonceurs au cours des trois derniers mois alors que je n’en avais quasiment pas fait de l’année 2022”, illustre-t-il.
Et, de fait, il y a quelques motifs d’espoirs :
1) Parce que de nouveaux ID publicitaires partagés ont enfin fait leur arrivée : citons First ID, Utiq ou EUID, la version européenne d’UID 2.
2) Parce que Google a finalement mis un peu d’eau dans son vin avec :
L’annonce du lancement de PAIR en octobre 2022 : une fonctionnalité qui permet aux utilisateurs de DV 360, la possibilité de réconcilier leurs audiences first-party avec celle des éditeurs. “La fonctionnalité est arrivée en beta cet été”, précise Paul Ripart.
L’adoption par Google Ad Manager de Sellers Defined Audiences, un standard mis sur pied par l’IAB Tech Lab pour permettre aux éditeurs de proposer à leurs acheteurs programmatiques des segments d’audience ou de contexte. SDA embarque un peu plus de 1 000 typologies de cohortes (c’est quatre fois plus que Topics). Déjà en beta sur Google Ad Manager. La beta devrait arriver sur DV 360 d’ici la fin de l’année avant une interopérabilité (espérée) avec d’autres DSP ?
L’évolution du PPID, une fonctionnalité qui permet historiquement à un éditeur équipé de Google Ad Manager de faire transiter un ID 1st party en programmatique. PPID permet désormais de faire transiter des ID comme First ID ou Utiq.
3) Parce que mi-2024, c’est demain et qu’il est indispensable de profiter de la présence des cookies tiers pour mesurer l’efficacité des dispositifs cookieless.
Rappellons que les cookies tiers disparaissent de 1% du trafic Chrome début 2024 et qu’il s’agirait d’éviter un nouveau DBM Gate !
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