Bastien Deleau (Prisma Media Solutions) : “Non, l’Open Web n’est pas mort !”
Nicolas JaimesLes audiences Web des groupes qui se donnent les moyens de leurs ambitions continuent de croître. De même que leurs revenus publicitaires, nous assure Bastien Deleau, directeur exécutif adjoint de Prisma Media Solutions, dans cette interview fleuve. Une interview où il est aussi question de la stratégie d'extension d'audience du groupe, dont la data devient de plus en plus liquide, au sein des plateformes sociales ou chez les broadcasters.
Minted. Vous m’avez contacté, en amont de cette interview, pour déplorer qu’on en fasse des tonnes sur ces éditeurs de presse qui sont en perte de vitesse sur le digital. Pourquoi ?
Bastien Deleau. Ce qui m’ennuie dans la plupart des articles de la presse professionnelle que je vois passer, ce sont les raccourcis. Parce qu’on met dans le même panier une centaine d’acteurs qui ont pour point commun d’appartenir à une même catégorie au sein de Médiamétrie//Netratings mais qui ont, en réalité, des ambitions et des trajectoires bien différentes !
Oui, l’évolution des audiences de cette catégorie “presse - pure player” est, selon Médiamétrie//Netratings, “flat” sur les 5 dernières années, en termes de visiteurs uniques et d’engagement. Mais, si l’on prend le cas de Prisma Media, qui pèse tout de même 10% de l’audience de la catégorie, nous sommes en légère croissance en termes de visiteurs uniques et à +27% en termes de temps passé. Et, j’anticipe votre question, les trois-quarts de cette croissance proviennent de l’organique.
C’est bien la preuve que les audiences de l’Open Web ne sont pas mortes comme je le lis à longueur de journée. Mais cela veut dire en revanche que si Prisma, qui pèse 10% du total, est à +27% sur ce KPI, d’autres sont, à l’inverse, très sous-performants.
Qui ?
Je ne vais pas donner de noms mais la réalité c’est qu’il s’agit, le plus souvent, d’acteurs qui ont revu leurs ambitions à la baisse, de manière plus ou moins assumée, sur le digital. Car ils sont, selon moi, très rares à décroître tout en investissant autant d’énergie et de ressources que par le passé.
J’ai, par ailleurs, un peu de mal avec les analyses “par verticale”, que je trouve un peu paresseuses. Parce que je me retrouve beaucoup plus dans le dynamisme d’acteurs du retail media, de la CTV ou autre, que dans l’inertie de certains acteurs de la presse. La dynamique, c’est aussi une question d’ambitions et on a, de ce point de vue, la chance d’être soutenu par un actionnaire, Vivendi, qui continue à investir.
C’est la raison pour laquelle vous lancez un laboratoire adtech ?
Tout à fait, l’objectif c’est de réfléchir au profil de l’adtech de demain. Nous voulons rester dans notre position d’early adopter, en continuant à tester les nouvelles start-up et solutions qui se lancent dans notre secteur. Et, si ces solutions n’existent pas, en les créant nous-mêmes, lorsqu’il y a un besoin identifié.
Pas mal de choses restent à formaliser mais nous voulons embarquer un maximum de partenaires dans ce projet, que nous ayons une relation business ou non avec eux. Je peux citer TF1 Pub, Canal+ Brand Solutions, M6 Publicité, Valiuz Adz, La Redoute, Shopmium ou Criteo. Nous discutons aussi avec des sociétés comme Pubstack, Greenbids, The TradeDesk ou Xpln.ai et espérons également intégrer des annonceurs à ce laboratoire.
Les audiences peuvent encore croître sur le Web, assurez-vous. Quid des revenus ?
Le business model publicitaire des éditeurs n’est pas mort, loin de là.
Parlons adtech, qui est le cœur de mon domaine. Je lis souvent que le programmatique est mort. C’est faux. C’est l’open auction qui est challengée et c’est plutôt une bonne nouvelle car ça permet de remédier au problème de transparence et de manque de contrôle de toute une industrie. Je pense que nous serions nombreux, parmi les éditeurs, à vouloir réaliser 75% de nos revenus via des deal ID, pour ces raisons-là.
Vous n’êtes donc pas d’accord avec Jérémy Parola, lorsque celui-ci affirme que les sites Web prennent la même direction que le print il y a 10 ans, parce que leurs audiences et leurs revenus display déclinent ?
Je serais évidemment à côté de la plaque si je vous disais que le social n’explose pas. Il n’y a pas de doute là-dessus.
Je comprends, en revanche, un peu moins ce besoin d’opposer les audiences que les sites ont en propre et celles qu’ils réalisent au sein des plateformes sociales. Parce qu’elles sont hyper complémentaires pour des médias qui peuvent s’appuyer sur la data first-party qu’ils récoltent via leurs propriétés digitales pour les activer au sein d’autres environnements.
“La donnée Prisma Media va être accessible sur l’inventaire TV segmentée de TF1 et M6”
Sur le social évidemment, où tous les grands groupes, comme Reworld Media, Le Figaro ou Prisma Media, font aujourd’hui de l’extension d’audience. Mais aussi sur d’autres environnements, comme nous le faisons avec l’inventaire de TV segmentée de TF1 et M6, après l’avoir fait avec Canal Plus. Mais pour faire tout celà vous avez besoin de la data at scale et avec une granularité forte. Ce qui est impossible à faire si vous sacrifiez vos audiences Web.
Vous parlez de data “at scale” et granulaire. J’ajouterais deux dimensions pour que ça marche. Que cette data soit loguée et thématique…
C’est sûr que c’est plus facile de se lancer là-dedans quand vous opérez des sites de divertissement plutôt que de hard news.
Concernant le sujet de la data loguée, cela reste un chantier chez nous. On serait loin du compte si l’on devait baser 100% de notre stratégie cookie3dless là-dessus. Cela restera, dans le meilleur des cas, un bon complément à une stratégie d’ensemble.
Car c’est illusoire d’espérer avoir, un jour, une majorité de votre audience loguée pour les groupes médias pure-players ou issus de la presse magazine.
Restons sur la fin des cookies tiers : les revenus prebid des éditeurs français chutent d’au moins 50% selon une étude réalisée par Pubstack. Vous faites le même constat ?
Plutôt, même si l’impact est un peu moins brutal. Sans doute parce que nous avons déjà mis en place pas mal de choses, qu’il s’agisse d’ID partagés, de 1st party ou de contextuel.
On voit que certains identifiants commencent déjà à tirer les investissements vers le haut alors même que beaucoup d’acheteurs n’ont pas encore bougé. C’est forcément positif !
Comme l’annonce de l’énième report de la disparition des cookies tiers de Chrome ?
L’annonce de Google ne change rien nous concernant et, franchement, elle ne devrait rien changer pour personne parce que 30% des audiences Web sont déjà cookie3dless. Même si je comprends évidemment les contraintes de chacun.
Cela fait plusieurs années que les cookies tiers ont disparu de Safari et Firefox, comme vous le rappelez. Est-ce qu’il y a du mieux ?
"On n’a plus le rapport de 1 à 2 que l’on avait historiquement entre les CPM de Safari et Chrome"
On observe une vraie progression et on n’a plus le rapport de 1 à 2 que l’on avait historiquement entre les CPM de Safari et Chrome. De là à établir un lien de cause à effet entre le déploiement des ID partagés, c’est peut-être plus compliqué.
Je pense que c’est autant dû à l’amélioration de la monétisation de l’inventaire Safari qu’au tassement des CPM obtenus sur les audiences cookifiées.
Quelles ont été les conséquences de l’introduction de la feature vpmute au sein de Google Ad Manager. Effective il y a deux mois, on craignait son impact sur les CPM vidéos de pas mal d’éditeurs…
A ce stade, il ne se passe absolument rien. Les CPM n’ont pas bougé alors qu’effectivement on pouvait s’attendre à un impact colossal. Est-ce que c’est parce que les acheteurs ne s’y intéressent pas ? Voire qu’ils ne savent pas qu’ils peuvent exploiter cette information ? Aucune idée.
Mais nous suivons évidemment ça de près, avec trois typologies d’inventaire qui sont “sous écoute” : un inventaire vendu comme avant, un inventaire proposé en auto-play avec le son “on” et un autre en click-to-play avec le son “on”.
On parle beaucoup en ce moment du cas de Forbes, qui a été épinglé car un de ses sous-domaines, bourré d’emplacements publicitaires, était vendu comme appartenant au domaine principal. Qu’est-ce que ça vous inspire ?
Ici encore, qu’il y a beaucoup de raccourcis et d’amalgame sur ce sujet des MFA, puisque certains parlent de sites “made for arbitrage”, d’autres de sites “made for advertising”. Mais tous les sites, y compris ceux de Prisma Media, sont par nature optimisés pour la publicité.
Je trouve qu’il y a trop de confusion sur le sujet. Et encore plus si l’on ajoute la dimension “fraude”, car il faut rappeler que l’arbitrage n’est pas une pratique illégale. Nous en faisons nous-même pour amplifier certains dispositifs OPS en extension d’audience.
Nous en avions parlé dans Minted et ce n’est pas sans poser quelques problèmes aux annonceurs, qui n’ont pas toujours conscience de l’existence de cette pratique…
Nous avons réduit la pratique à moins de 5% de nos audiences et de nos revenus. C’est un bon moyen de donner un coup de pouce à des médias qui sont en pleine transformation.
Je comprends que cela puisse poser question mais je vous assure que les performances des publicités affichées sur des pages dont le trafic est issu de l’arbitrage sont aussi bonnes que celles qui sont affichées sur des pages au trafic organique.
Si on regarde le temps passé sur la page, ce dernier est généralement même meilleur. J’en déduis donc que les contenus dont l’audience est dopée via du paid media sont pertinents pour l’internaute. Si ce n’était pas le cas, si on était dans des articles “clickbait”, les taux de rebonds seraient beaucoup plus importants.
Quid de l’attention à la publicité, qui ne peut être la même quand celle-ci est affichée au sein d’une page au sein de laquelle la densité publicitaire est beaucoup plus forte ?
Elle est sans doute moins importante, mais cela reste un indicateur intermédiaire. Le KPI clé, c’est le taux de clic et l’engagement sur la page. Là-dessus, pas d’effet négatif.
En revanche, nous sommes vigilants à ne pas y afficher des annonceurs qui ne veulent pas être diffusés au sein d’une page où leurs concurrents sont déjà présents.
Qu’en est-il de l’encombrement publicitaire ? On m'envoie assez fréquemment des captures d’écran de sites Reworld ou Prisma où le contenu édito est, il est vrai, difficilement identifiable, tant il y a de publicités…
On trouve tous, en tant qu’utilisateurs lambdas, qu’il y a trop de publicités sur le Web. C’est l’objet d’une réflexion que nous menons actuellement au sein du groupe, dans le cadre du chantier “reste et reviens”. L’objectif, c’est d’aboutir à une expérience utilisateur qui soit un peu plus préservée, sans doute plus proche de ce que l’on voit sur les réseaux sociaux.
On a, de ce point de vue, deux modèles à disposition pour générer de la croissance : celui de la densité, soit le fait d’augmenter la quantité de publicité affichée, celui de l’interruptivité, en affichant des publicités entre deux contenus, mais en affichant moins. C’est ce modèle qui porte la croissance des broadcasters et des plateformes sociales. Pourquoi pas ne pas y aller, en relançant des formats type “interstitiel”, même si j’ai conscience que ce dernier revêt une connotation négative.
Et qu’il est même interdit par certains navigateurs non ?
Oui et non. Ca fait effectivement partie des formats à éviter selon Google et la “Coalition for better ads”, mais je constate qu’un site sur trois en propose encore sur le Web. Et ce sont des sites qui ont pignon sur rue donc j’imagine qu’ils ne sont pas sanctionnés.
D’ailleurs, je trouve regrettable qu’une initiative comme la “Coalition for better ads” soit uniquement portée par des technologies. Les éditeurs de contenus ne devraient-ils pas avoir leur mot à dire sur le sujet ? Ne devrions-nous pas être maître de ce que l’on peut faire ou pas ?
Je pense, en tout cas, qu’il y a quelque chose à explorer du côté de l’interruptivité et nous le faisons actuellement avec un format “true story” que l’on teste sur Web mobile. Il s’affiche en plein écran, ce qui garantit aux annonceurs deux choses : l’attention de l’internaute et l’exclusivité de la page.
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