La guerre des talents est repartie de plus belle dans l'adtech. Voici comment le marché s'adapte
Nicolas JaimesLes experts interrogés par Minted sont unanimes. Parce que le secteur est (à nouveau) en pleine croissance, parce que la concurrence s’est accrue du côté du Next 40 et parce que les collaborateurs ont de plus en plus souvent (et vite) des envies d’ailleurs, les entreprises de l’adtech sont entrées dans une véritable guerre des talents. “Sur des métiers comme le trading, le search et la data, c’est une lutte permanente parce que l’on grossit tous sur nos activités digitales et que l’on a besoin de profils toujours plus pointus”, observe Pauline Boedels, DGA de l’agence média 79. Et d’assurer que les consultants de cette filiale d’Havas Media sont contactés au moins une fois par semaine par un cabinet de recrutement ou une autre entreprise.
Savoir recruter et fidéliser les talents est devenu, dans ces conditions, une mission aussi cruciale que périlleuse. “On dépense une énergie folle sur ces sujets, confirme le country manager France d’une adtech qui a ouvert une vingtaine de postes cette année. Le pire, c’est que l’on peine à trouver chaussure à notre pied !” Loin d’être un cas isolé… C’est particulièrement vrai pour les agences médias qui doivent faire croître leurs effectifs, vite et bien, au gré des gains de nouveaux budgets. “C’est très compliqué d’anticiper ces besoins, plaide un patron d’agence. On se retrouve, quasiment du jour au lendemain, à devoir recruter une dizaine de nouveaux collaborateurs, pas toujours avec succès.” Ce qui occasionne parfois des situations cocasses, avec des équipes qui peuvent être uniquement composées de juniors, voire de stagiaires, au début de la collaboration et des consultants seniors qui jonglent entre différents clients, en attendant d’être remplacés sur l’un des budgets concernés.
Pour inciter les collaborateurs à faire jouer leur réseau, la pratique de la cooptation s’est généralisée dans le secteur, avec des primes qui vont de 500 à plusieurs milliers d’euros selon l’importance des postes
Sans surprise, les forces vives sont de plus en plus sollicitées. Pour inciter les collaborateurs à faire jouer leur réseau, la pratique de la cooptation s’est généralisée dans le secteur, avec des primes qui vont de 500 à plusieurs milliers d’euros selon l’importance des postes. Des primes qui commencent à représenter une enveloppe budgétaire importante chez les plus performants. “Ce sont un tiers de nos recrutements qui s’effectuent via de la cooptation”, chiffre ainsi Simon Dawlat, le fondateur de Batch.
Une fois le bon poisson ferré, les entreprises doivent aller vite. “On ne peut plus se permettre de passer par des processus de recrutement qui durent entre 28 et 35 jours comme c’était le cas avant. Si on dépasse les 20 jours, on perd des postulants”, prévient le DRH d’Adikteev, Benoît Gallot. Chez Criteo, on est encore plus efficace puisque quelques jours à peine peuvent s’écouler entre le début du process et le retour final. “On est obligés d’être réactifs pour attirer des profils qui peuvent vite avoir une demi-douzaine d’offres sur la table”, justifie Romain Lerallut, directeur du Criteo AI Lab. Exemple avec ce candidat à un poste de développeur qui voulait une configuration télétravail un peu particulière. “Deux heures se sont écoulées entre le moment où notre recruteur a eu cette info et celui où notre CTO a donné son accord”, illustre Romain Lerallut. Un retour rapide a permis à l’entreprise de remporter la mise.
Certains vont même plus loin, quitte à parer aux plus pressés. “On voit des entreprises qui se contentent désormais de deux entretiens”, illustre Benoît Gallot. Suffisant pour s’assurer que le candidat est un bon “fit” ? Rien n’est moins sûr… mais cela évite de finir le bec dans l’eau et d’avoir des annonces qui tournent plusieurs semaines, voire plusieurs mois, sans trouver preneur.
“Le télétravail, c’est souvent le premier sujet abordé par les candidats et on se rend compte que deux jours, comme le font encore beaucoup d’entreprises, ce n’est plus suffisant”
Difficile de faire l’impasse sur le full-remote si l’on veut trouver chaussure à son pied. “Ne pas en faire, c’est véhiculer une image un peu poussiéreuse, voire infantilisante, qui vous fermera beaucoup de portes”, prévient Romain Lerallut. Les profils tech ont, il est vrai, toujours été demandeurs de conditions de travail les plus flexibles possibles. Mais ils ont, pandémie oblige, fait des émules. “Ce qui change réellement aujourd’hui, c’est que ce type d'attente s’étend à l’ensemble des métiers de l’entreprise”, observe Blandine Kouyaté, chief people officer d’Ogury. La possibilité d’un télétravail à 100% vient récemment d’être étendue à l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise. “Le télétravail, c’est souvent le premier sujet abordé par les candidats, confirme Mykim Chikli. Et on se rend compte que deux jours, comme le font encore beaucoup d’entreprises, ce n’est pas suffisant.”
Cela vaut aussi pour les collaborateurs existants. Et ce n’est pas sans poser quelques problèmes de rétention. “On a historiquement peu de turnover mais depuis un an, c’est beaucoup plus compliqué”, témoigne Mykim Chikli. La dirigeante ne compte plus les collaborateurs qui viennent la voir pour lui annoncer qu’ils déménagent à Bordeaux, Marseille ou ailleurs, en lui demandant comment ils peuvent s’organiser. Ou ceux qui lui annonce avoir une offre d’une autre entreprise qui leur propose de le leur payer le train, l’hôtel à Paris et lui demande si elle veut s’aligner. La réponse ne va pas toujours de soi, à en croire Mykim Chikli. “Le full remote, ça veut dire qu’on ne parle que boulot et qu’on limite les moments informels et, avec eux, l’attachement à l’entreprise.”
Pour y remédier, certains, comme Ogury, organisent régulièrement des événements physiques et encouragent leurs collaborateurs à s’y rendre. “Nous conservons nos bureaux afin qu’ils puissent s’y retrouver, passer du temps ensemble, créer du lien, tout en bénéficiant de la flexibilité de pouvoir travailler de chez eux au quotidien”, pointe Blandine Kouyaté. “La vie de bureau, telle qu’on la connaissait, n’est plus forcément ce qui attire les consultants”, constate de son côté Pauline Boedels. Les trentenaires qui ont une vie de famille bien remplie cherchent à s’éloigner de la capitale. Les plus jeunes apprécient de pouvoir travailler à l’occasion chez leurs parents. Avec une constante pour 79, dont le bureau lyonnais ne cesse d’accueillir de nouveaux collaborateurs, “Paris attire de moins en moins, même chez les jeunes diplômés.”
“Le secteur a toujours été un environnement particulièrement concurrentiel au moment de recruter et fidéliser les talents mais le phénomène s’est intensifié à l’heure de ce que les Américains appellent la Grande Démission”
“Le secteur a toujours été un environnement particulièrement concurrentiel au moment de recruter et fidéliser les talents mais le phénomène s’est intensifié à l’heure de ce que les Américains appellent la Grande Démission”, observe de son côté Blandine Kouyaté. Parce qu’ils ont, depuis le covid, de nouvelles aspirations personnelles et qu’ils voient bien que le rapport de force est clairement de leur côté, les salariés ont de plus en plus souvent des envies d'ailleurs. “Le phénomène est moins violent chez nous qu’aux Etats-Unis mais c’est vrai que les collaborateurs sont de plus en plus volatiles”, estime Benoît Gallot. Le service de statistiques du ministère du Travail, le Dares, indiquait en juillet 2021 que le nombre de démissions de salariés en CDI avait progressé de 19,4% par rapport au chiffre de 2019.
“Les collaborateurs ont besoin de sens. On n’attire plus parce qu’on a des gros clients mais parce qu’on a des projets intéressants”, prévient Mykim Chikli. C’est vrai. Mais cela implique aussi de leur proposer des rémunérations attractives. Que ce soit à la fin d’un processus de recrutement ou pour garder un talent convoité, c’est toujours le même dilemme. Faut-il s’aligner sur la tendance inflationniste ? L’addition est, dans ce contexte hyper concurrentiel, de plus en plus salée. “Des postes qu’on payait 60 à 65K euros brut, il y a quelques années, se chiffrent désormais autour des 75-80K euros”, illustre Benoît Gallot. On n’est pas encore à multiplier les salaires par 2, voire par 3, comme dans la Silicon Valley, mais l’inflation est réelle. “Au moins 20% sur les deux dernières années”, selon Mykim Chikli. Et cela vaut pour tous les postes. “Les juniors que je payais 29K euros brut plus du variable il y a trois ans me coûtent aujourd’hui 34K euros brut plus du variable”, témoigne notre country manager France d’une adtech.
“Les juniors que je payais 29K euros brut plus du variable il y a trois ans me coûtent aujourd’hui 34K euros brut plus du variable”
C’est, bien sûr, un peu la faute de ces nouvelles licornes françaises qui lèvent à tour de bras et ambitionnent de tripler leur effectifs en l’espace de 12 à 15 mois. “Les collaborateurs, qu’on perdait pour Facebook ou Google il y a quelques années, partent désormais chez des scale-ups comme Backmarket, ContentSquare ou Qonto”, illustre Romain Lerallut. “Il y a deux - trois entreprises qui ont fait des méga levées et ont fait exploser les prix”, confirme Simon Dawlat. Entre 50 et 100% de plus que les grilles de rémunération de la majorité des entreprises du Next 120. Une surenchère salariale qui est d’autant plus pernicieuse que rien ne garantit à la société qui fait un gros effort que sa nouvelle recrue ne partira pas, quatre à six mois plus tard, à la première offre inflationniste reçue. “Miser uniquement sur sa politique salariale pour attirer a des limites”, prévient Benoît Gallot. Ce qui n’empêche Criteo de réévaluer la sienne tous les 6 mois, en fonction des benchmarks du marché, pour éviter la fuite des talents.
“La réalité, c’est qu’il y a moins d’intérêt pour les métiers publicitaires”
Au-delà de la concurrence (vive) du Next 40, un problème, plus inquiétant, qu’il convient de formuler. “La réalité, c’est qu’il y a moins d’intérêt pour les métiers publicitaires”, déplore Mykim Chikli. Yann Gabay, fondateur de l’école de marketing digital Oreegami, partage le constat. “Nos métiers ont un gros problème de visibilité et de réputation.” Le dirigeant essaie d’y remédier en multipliant les réunions d’informations avec des demandeurs d’emploi. L’occasion de leur expliquer pourquoi la publicité existe, comment elle fonctionne… Et de casser quelques idées reçues concernant les pratiques d’un secteur qui n’a, à cause de quelques acteurs mal intentionnés, pas toujours bonne presse en matière de protection de la vie privée. Un travail de terrain avec lequel Mykim Chikli a également renoué. “On participe à nouveau à des forums dans les écoles, après avoir un peu trop négligé cette pratique qui permet de booster son employeur branding au même titre que l’incontournable page Welcom to the Jungle.” Même son de cloche chez 79 qui multiplie les partenariats avec les écoles de commerce et d’ingénieurs pour gagner en visibilité auprès des jeunes diplômés. “On intervient dans ces écoles pour essayer de leur donner envie de venir”, témoigne Pauline Boedels.
Ce serait un bon moyen de juguler un écart entre l’offre et la demande qui ne cesse de se creuser. Parce qu’il y a un vrai manque du côté de la formation initiale, les adtech sont de plus en plus enclines à prendre le relai. “On prend beaucoup d’alternants, révèle Mykim Chikli. C’est un format qui permet à un jeune diplômé de découvrir l’univers de l’entreprise, de voir s’il a envie de s’y investir et, bien sûr, d’apprendre.” D’autres, à l’inverse, préfèrent passer par des organismes qui ont fait de ce sujet de la formation leur spécialité, comme c’est le cas d’Oreegami. Cette école de marketing gratuite veut voir dans le manque de ressources du secteur une opportunité d’insertion professionnelle pour des profils de tous horizons. Elle dispense une formation de trois mois à des métiers comme média scientist ou spécialiste du marketing digital, au sein de l’école, puis une alternance de 12 mois chez des entreprises partenaires.
Sur le seul premier semestre 2022, Oreegami a formé 50 collaborateurs pour Publicis Media, 20 pour Dentsu, 10 pour Reworld Media et 10 pour Keyade
“On est devenu depuis un an l’équivalent d’une agence de recrutement de juniors”, s’amuse Yann Gabay. Sur le seul premier semestre 2022, Oreegami a formé 50 collaborateurs pour Publicis Media, 20 pour Dentsu, 10 pour Reworld Media et 10 pour Keyade. “On reçoit deux à trois demandes par jour d’agences qui veulent savoir si on a des profils pour elles.” Pour l’instant, cela ne coûte rien aux entreprises concernées, puisque les formations sont financées par Pôle Emploi lorsqu’elles concernent des personnes au chômage. “C’est bien pour amorcer la pompe mais ce modèle ne pourra pas perdurer éternellement”, reconnaît Yann Gabay. C’est sans doute la raison pour laquelle quatre associations du secteur (l’IAB France, la MAAF, le DMA et le CPA) ont lancé un label Digital Marketing School qui doit permettre de rapprocher le secteur de l’univers académique et aider les étudiants à faire le tri. Les premières écoles labellisées devraient l’être à la rentrée 2022. “Nous faisons tous le constat qu’il faut améliorer l’employabilité des jeunes diplômés et répondre aux énormes besoins d’embauche des entreprises”, justifiait François Deltour, le président du CPA au moment de l’annonce.
“On voit déjà des entreprises qui freinent les recrutements pour préserver leur runway et se préparer à une période d'une durée indéterminée durant laquelle l’accès au financement sera plus compliqué”
“C’est sûr que c’est compliqué en ce moment”, résume Loïc Sfiligoi. Mais le patron de Pubstack, qui veut recruter 35 nouveaux collaborateurs en 2022, estime que la crise économique actuelle va un peu calmer les choses. “On voit déjà des entreprises qui freinent les recrutements pour préserver leur runway (temps qu'il reste à une start-up non rentable avant d'avoir brûlé tout le cash levé, ndlr) et se préparer à cette période d'une durée indéterminée durant laquelle l’accès au financement sera plus compliqué”, observe-t-il. L’adtech n’échappera pas à cette tendance macro. “Si il y a moins de financements, il y aura des plans d’investissements moins ambitieux et donc in fine moins de recrutements… Si la demande baisse, le marché s’assouplira”, conclut Loïc Sfiligoi. Réponse dans quelques mois.
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