- Le gain du budget retail media de Kingfisher (Castorama et Brico Depôt) par CitrusAd l'a bien démontré. La plateforme rachetée par Publicis peut faire bouger les lignes d'un secteur jusque là archi dominé par Criteo.
- Retailers, agences médias, annonceurs et technos... Minted a interrogé une dizaine d'acteurs de ce marché pour jauger les forces et les faiblesses de CitrusAd et Criteo.
Champion du retail media, un titre qui lui était jusque-là incontesté sur le sol français, Criteo vient de fendre l’armure. Et c’est CitrusAd, une technologie australienne rachetée en juillet 2021 par le groupe Publicis, qui en est le responsable. Comme nous vous le révélions en exclusivité sur Minted, CitrusAd a en effet convaincu Kingfisher (Castorama et Brico Dépôt) d’utiliser sa technologie pour opérer son offre de search et display sponsorisé.
Pour Criteo, c’est forcément une première déconvenue dans un plan qui se déroulait jusque-là sans accroc. L’adtech, qui participait à l’appel d’offre, n’a pas vraiment l’habitude de sortir perdante de ce genre de compétition. Elle a gagné le budget Carrefour face à PromoteIQ en 2020 et a, depuis, enchaîné les victoires. Criteo travaille avec le gratin du retail français comme le rappelle cette cartographie de la MMA France : Carrefour donc, mais aussi Auchan, E.Leclerc, Cora, Fnac- Darty, Boulanger, But, Micromania et La Redoute. 66% des plus gros distributeurs français qui disposent de solutions de monétisation ont recours à ses services, comme le rappelait la patronne retail media Europe de Criteo, Gwenola Coicaud, dans une interview à Influencia.
Il faut dire que la concurrence n’était jusque-là pas bien vive. Il y a bien sûr PromoteIQ, acteur de poids aux Etats-Unis, mais la technologie de Microsoft pâtit de l’absence de collaborateurs sur le sol français. Il y a également Trygr, une technologie lancée par Charles Deffontaine, un ancien d’Adyoulike, mais l’adtech se concentre plutôt sur la longue traîne des retailers. On peut également citer RelevanC mais son ADN Casino le cantonne aux retailers de l’alliance initiée par ce géant de la GSA, Infinity Advertising (qui réunit Casino, Intermarché, Franprix et Monoprix). Voilà pour les rivaux en place. Jusqu’à maintenant du moins.
CitrusAd, qui est déjà bien implanté au Royaume-Uni (Sainsbury’s, Tesco) et en Allemagne (Rewe, Mediamarkt et Metro), a en effet décidé d’accélérer sur le marché français. Un marché que la plateforme avait, jusqu’à son rachat par Publicis, plutôt négligé. C’est Tanguy Le Falher, un transfuge de chez Publicis Commerce, qui aura pour mission d’assurer son développement dans l’Hexagone. “Il sera épaulé par une équipe sales de chez Epsilon”, précise Thibault Hennion, executive sponsor de CitrusAd chez Epsilon. Cet ancrage franco-français va, à en croire un connaisseur du secteur, changer pas mal de choses. “CitrusAd avait essayé de convaincre quelques retailers français depuis son bureau anglais mais son absence dans l’Hexagone lui avait joué des tours.”
La nomination d’un patron pour le marché français va clairement lui faire gagner en crédibilité. “Elle va aussi amener de la concurrence sur un marché où il n’y en avait pas”, résume Arick Abbou, directeur associé innovation et commerce chez iProspect. C’est forcément une bonne nouvelle pour les retailers qui ne sont toujours pas équipés de solution retail media (et qui sont encore nombreux). “De nombreux des distributeurs spécialisés dans le sport, dans l’ameublement, dans la beauté n’ont rien acté”, observe Jack Ibanez, consultant spécialisé en retail media. Tous vont pouvoir faire jouer l’émulation entre CitrusAd et Criteo.
Les clients de ce dernier vont, eux aussi, en profiter. “La présence de CitrusAd va permettre aux retailers d’abaisser leurs coûts de monétisation”, estime Arick Abbou. CitrusAd est en effet sensiblement moins cher. L’adtech récupère 10% des budgets médias qui transitent par sa plateforme. Compter plutôt 15-20%, selon qu'il y ait une force commerciale et que le retailer ait bien négocié, pour Criteo. Un différentiel pas anodin quand on connaît l’obsession des retailers pour la réduction de leurs coûts. “CitrusAd est dans une politique de conquête d’où des tarifs très agressifs”, observe Arick Abbou.
“L’arrivée de CitrusAd est une excellente nouvelle car elle va nous permettre d’avoir un levier de négociation avec Criteo", confie un retailer
Les clients existants vont-ils en profiter pour renégocier ? Les contrats d’une bonne partie d’entre eux, généralement d’une durée de trois ans, arrivent en tout cas bientôt à terme. “L’arrivée de CitrusAd est une excellente nouvelle car elle va nous permettre d’avoir un levier de négociation avec Criteo, confirme un client. On ne passera sans doute pas par un appel d’offre formalisé à la fin de notre contrat mais on ne manquera pas de solliciter la filiale de Publicis pour savoir ce qu’elle peut proposer.” La période 2022 - 2023 s’annonce charnière. "Il sera intéressant d’observer les recrutements et transferts d’enseignes entre CitrusAd et Criteo", confirme Jérémy Hoy, le patron de GroupM Commerce.
Chez CitrusAd, on assure en tout cas avoir d’autres atouts qu’une politique tarifaire plus avantageuse. “La plateforme s’est construite sur les difficultés de Criteo”, déclare Thibault Hennion. C’est l’avantage des nouveaux arrivants, on peut apprendre des pionniers qui ont essuyé les plâtres. Exemple avec le mode d’intégration de la technologie. CitrusAd, comme la plupart des nouvelles technologies du marché, a fait le choix d’une intégration server-to-server. Un modus operandi qui lui permet d’opérer en first-party (pas anodin avec la disparition des cookies tiers) et de gagner en rapidité d’exécution par rapport aux technologies qui, comme Criteo étaient historiquement sur un modèle client-side. "Criteo est historiquement sur une intégration en front, c’est lourd à mettre en place et cela impacte le chargement des pages”, pointe Arick Abbou.
"Intégrer une solution de monétisation, qu’il s’agisse de Criteo ou de CitrusAd, que ce soit server-side ou client-side, ça reste très compliqué”
C'est vrai. Mais le server-side, mode d'intégration que Criteo propose d'ailleurs désormais à ses clients, ne permet pas pour autant de faire des miracles… “Intégrer une solution de monétisation, qu’il s’agisse de Criteo ou de CitrusAd, ça reste très compliqué”, prévient notre retailer anonyme cité plus haut. Et de noter que Castorama, qui a choisi CitrusAd en octobre dernier, n’a toujours pas déployé la technologie. “Ils ont forcément constaté que cela prenait plus de temps que prévu”, sourit ce concurrent un poil taquin.
Autre force avancée par Thibault Hennion : le sujet de la customisation des formats et des outils de reporting. “On s’adapte aux besoins du client”, assure le dirigeant. Précisément un domaine dans lequel Criteo a longtemps péché. “Sur ce sujet, c’est plus le retailer qui doit s’adapter à Criteo que l’inverse”, déplore un client. Mais ça va un peu mieux... "L’ancienne plateforme était assez rigide sur la customisation des modèles d’attribution mais cela va dans le bon sens avec leur nouvelle Retail Media Plateform qui apporte plus de souplesse sur la customisation des modèles”, affirme Arick Abbou. Reste que peu de clients français de Criteo ont, pour l’instant, accès à cette nouvelle plateforme. Si 81% de ses clients en sont équipés dans le monde, seuls Carrefour, La Redoute et Micromania sont, selon nos informations, dans ce cas de figure dans l’Hexagone.
Le déploiement de la retail media platform de Criteo traîne en France. Seuls Carrefour, La Redoute et Micromania sont, selon nos informations, équipés... et cela frustre les agences médias
Il est vrai que le déploiement de la retail media platform de Criteo, annoncé il y a plus d’un an, traîne en longueur, ce qui suscite la frustration de bien des agences médias. “C’est normal que ça prenne plus de temps dans le marché où Criteo est le plus mature, tempère un connaisseur du marché. C’est pour certains retailers compliqué de faire la bascule alors que le business tourne, que le chiffre d’affaires rentre.” Christophe Le Marchand, DG de Cospirit Commerce, a lui une autre explication. “La retail media platform de Criteo s’est construite via des acquisitions : Hooklogic, pour la partie search sponsorisé, Storetail pour le display et merchandising, et enfin Mabaya, pour le search sponsorisé au sein de marketplaces.” Et ça prend forcément du temps d’unifier toutes ces technologies.
“Tant que les joints ne sont pas correctement réalisés, la tuyauterie manquera de fluidité”, prévient Christophe Le Marchand. C’est sans doute la raison pour laquelle les clients français de la RMP de Criteo peuvent, à date, uniquement monétiser leur inventaire on-site. Là où CitrusAd réunit on-site et extension d’audience au sein d’une plateforme unique (la monétisation de ses données sur l'Open Web). “Deux fonctionnalités auxquelles il faudra bientôt ajouter la possibilité de sponsoriser des emailings retailer”, précise Arick Abbou. Un point pour CitrusAd même si Nicolas Benoit; MD EMEA retail chez Criteo, promet que "la mise en place d'une offre self-service pour le volet extension d'audience est pour bientôt".
Pour l'instant, seul CitrusAd réunit on-site et extension d’audience au sein d’une plateforme unique
CitrusAd arrivera-t-il à capitaliser sur le gain de Kingfisher pour enchaîner les victoires ? Pour répondre à cette question, c’est sans doute du côté de Publicis qu’il faut également regarder. Publicis, dont la puissance de feu n’est plus à démontrer. Publicis qui est, surtout, l’agence de marque (Publicis Conseil) et média (via Starcom - Performics) de Kingfisher. “C’est tout sauf un hasard si Kingfisher est le premier client de CitrusAd en France, pointe un proche de l'entreprise. Le choix de CitrusAd est le fruit d'une négociation plus globale entre Publicis et Kingfisher." Notre expert anonyme attend donc de voir si CitrusAd pourra rééditer la performance avec des retailers qui ne sont pas chez Publicis. "Kingfisher n’était pas un client de Publicis Media au moment du choix de CitrusAd puisque l'appel d'offre media n'a eu lieu qu'au dernier trimestre", défend de son côté, Thibault Hennion.
“Tout sauf un hasard si Kingfisher, dont les agences créa et média sont chez Publicis, est le premier client de CitrusAd en France"
Romain Roulleau, le directeur de la stratégie digitale de Kingfisher France, ne s’en cache pas. “Oui, CitrusAd n’est pas très développé sur le marché français mais nous avons été rassurés sur le fait que Publicis soutiendrait son lancement.” Et Thibault Hennion ne dit pas autre chose lorsqu’il rappelle que Publicis opère le budget média de la plupart des CPG (P&G, Kraft Foods, L’Oréal, Nestlé, Inbev…) dans certaines géographies. “Nous sommes capables de les éduquer au retail media et d’accélérer la digitalisation de leurs budgets trade marketing”, assure-t-il. Il n'est ainsi pas difficile d'imaginer que les équipes d’Epsilon et celles de Publicis Media vont aider CitrusAd à booster le business de ses clients. Et c’est loin d’être anodin.
“Autant que la technologie, si ce n’est plus, c’est la capacité d’une plateforme retail à onboarder des marques et garantir des investissements qui est valorisé par les retailers”, explique un Jack Ibanez qui est d’autant mieux placé pour en parler qu’il a essayé (en vain) de pousser sa technologie Bonssai auprès du marché français. De ce point de vue, Criteo, comme CitrusAd (grâce à Publicis) sont particulièrement bien outillés vu qu’ils pilotent les achats médias d’une bonne partie des industriels français. "En complément de la technologie et de la plateforme retail media, Criteo c'est aussi une force commerciale présente sur tous les continents, rappelle Nicolas Benoit. Nos partenaires retailers qui le souhaitent peuvent s’appuyer sur notre expertise et réseau auprès des annonceurs afin de générer pour eux des revenus incrémentaux.”
Il sera d’ailleurs intéressant de voir comment chacune des structures “achat média” se comportera avec son rival. Les équipes Publicis Media vont-elles snober les retailers équipés de Criteo ? A l’inverse, les retailers CitrusAd vont-ils être sous-investis par les industriels qui passent par Criteo ? A court terme, c’est peu probable. Notamment parce que chacun est tenu par les accords de trade marketing noués entre les industriels et les retailers (qui représentent plus de 80% des budgets retail media) et a donc peu de pouvoir sur la ventilation des budgets.
“Je ne suis pas sûr que GroupM ou Dentsu soient enclins à enrichir un concurrent qui enchaîne les gains de clients à leur détriment”
Sur le long terme, et à mesure que les campagnes d’extension d’audience prennent du poids, c’est une autre histoire. Cela pourrait d’autant plus jouer des tours à CitrusAd que l’on peut s’interroger sur l’attitude des concurrents de Publicis Media à son égard. “Je ne suis pas sûr que GroupM ou Dentsu soient enclins à enrichir un concurrent qui enchaîne les gains de clients à leur détriment”, s’interroge un connaisseur du monde des agences. Cette défiance peut être d’autant plus problématique que ce sont souvent les structures commerce de Dentsu, GroupM et autres Havas qui accompagnent les retailers dans leurs appels d’offres. Comment imaginer ces acteurs pousser pour CitrusAd alors qu’il appartient à l’un de leurs principaux concurrents ?
“On doit rester agnostique”, commente Arick Abbou. “On fera un diagnostic bénéfice - risque et si l'on voit que Citrus Ad - Publicis nous apporte les garanties nécessaires, notamment sur l’étanchéité des données, on restera pragmatique”, abonde Jérémy Hoy. Un autre dirigeant d’agence média reconnaît néanmoins le casse-tête qui s’annonce. “J’ai envoyé un mail à ma hiérarchie pour savoir comment me positionner sur ce sujet.” Un autre est plus cash : “C’est évident que, par principe, moins je mets chez CitrusAd, mieux je me porte mais bon… on doit quand même rester client driven.” Pas facile de s’adosser à une agence média quand on est une techno. L’adtech Xandr (anciennement Appnexus), qui a parfois été pénalisée par la présence de WPP à son capital, en sait quelque chose. CitrusAd pourrait l’apprendre à ses dépens même si Thibault Hennion rappelle que CitrusAd n'a de relation contractuelle qu'avec le retailer. "Les marques ou les agences qui dépensent leurs budgets via la plateforme Citrus sur les sites des retailers n’ont pas l’impression de travailler avec Citrus puisque nous sommes le plus souvent en marque blanche", assure-t-il.
Alors CitrusAd ou Criteo ? Sa position de leader confère à ce dernier une belle avance. “Il ne faut pas oublier que Criteo a inventé le retargeting, ce qui lui permet aujourd’hui d’avoir une connexion directe à près de 22 000 sites e-commerçants et 2,5 milliard d’internautes dont il connaît le comportement d’achat”, rappelle Arick Abbou. Un pécule de données que le groupe Publicis n’a évidemment pas (à part aux Etats-Unis, où Epsilon est plutôt bien loti). "Nos capacités de ciblage, basées sur la donnée first-party, permettent aux annonceurs de proposer le bon produit au bon moment au bon shopper, en s'appuyant entre autres sur l'historique du comportement d'achat des internautes”, résume Nicolas Benoit. Un argument de poids que l'on peut appuyer d'un autre, tout aussi important : le fort ancrage français de Criteo. Si le support client de CitrusAd est bien francophone, celui-ci est basé... à Londres. “Ca peut bloquer certains retailers de devoir composer avec des équipes supports qui ne sont pas présentes sur place pour un sujet aussi nouveau que ne l’est le retail media”, prévient Christophe Le Marchand.
Le grand gagnant de cette nouvelle rivalité reste, quoi qu’il arrive, le marché du retail media. "Ça va ouvrir la voie à plus d’innovation. Je pense que même Criteo, qui commençait un peu à ronronner sur ses lauriers, sortira gagnant de cette émulation”, plaide un expert. “C’est l’occasion pour Criteo de procéder à certains ajustements et de peaufiner la solution pour répondre toujours mieux aux attentes fortes du marché”, confirme Jérémy Hoy. Pour Criteo, comme CitrusAd, les enjeux technologiques sont, en tout cas, nombreux : travailler leur capacité d'interfaçage avec les agrégateurs et les vendeurs tiers, améliorer la qualité visuelle des formats publicitaires (via des templates basiques ou studios créas qui reprennent les formats), muscler leurs forces commerciales… Vous l’aurez compris, ce n’est que le début.