- Une sélection (un peu subjective) de trois services qui ont cartonné au sein de l’App Store au cours du dernier mois. Et une analyse des ficelles qui leur ont permis d'arriver là, qu'il s'agisse d'une bonne compréhension de la psychologie des utilisateurs, d'un modèle économique malin ou de tactiques growth hacking astucieuses.
Temu, un succès d’audience très coûteux
Le mois de novembre et son cortège de périodes de promotions, dont le Black Friday, sont généralement une période porteuse pour les retailers. Petite surprise, ce ne sont cette fois pas Amazon ou Walmart qui ont le plus profité de la frénésie des consommateurs américains. Avec respectivement 2 et 3 millions de téléchargements mobile sur la période selon AppFigures, le duo a pourtant frappé fort. Insuffisant, toutefois, pour contester à Temu son statut de numéro 1 de la catégorie shopping avec, toujours selon AppFigures, 6 millions de téléchargements sur le mois.
6 millions de téléchargements en novembre
Temu, c’est une émanation du géant chinois de l’e-commerce Pinduoduo (94 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2021) qui essaie d’attaquer le marché occidental avec une marque dédiée. Une application qui n’a même pas trois mois d’existence (elle a été lancée en septembre dernier) et dont le principal argument de vente est, à l’instar de feu Wish, une politique de prix hyper agressive sur des milliers de produits. A l’heure où j’écris ces lignes, l’application recense 30 000 marchands et plus de 300 000 références. A noter que si elle est disponible depuis l’App Store français, c’est uniquement en langue anglaise et avec des prix en dollars. Impossible d’ailleurs de vous faire livrer si vous n’habitez pas aux Etats-Unis. Raison pour laquelle 98% de son audience est basée outre-Atlantique.
Vous me direz qu’il n’est pas vraiment surprenant qu’une application, qui permet à ces utilisateurs de dégotter des écouteurs sans fil Lenovo à quelques dollars, et de faire de même pour n’importe quel item (basket, sweatshirt…) cartonne en cette période d’hyper-inflation. Le succès d’Action est venu le rappeler : le consommateur lambda est, plus que jamais, soucieux de faire des bonnes affaires. Les retailers chinois ont construit leur succès là-dessus mais Pinduoduo, plus que quiconque, est particulièrement performant sur le sujet, grâce à une “supply chain” qu’il a mis des années à construire et qui lui permet de sourcer près de 11 millions de fabricants et usines chinoises et de les connecter aux consommateurs occidentaux. Sans intermédiaire et donc sans commissions…
Pinduoduo, c'est une “supply chain” qui lui permet de sourcer près de 11 millions de fabricants et usines chinoises et de les connecter aux consommateurs occidentaux. Sans intermédiaire et donc sans commissions…
Côté chiffres, le site chinois Weixin nous permet d’apprendre que Temu a atteint 1,5 million de dollars de volume d’affaires quotidien, qu’il espère en faire 3 milliards de dollars annuel en 2023 et qu’il s’est donné pour objectif d’atteindre les 30 milliards de dollars, comme Shein aujourd’hui, d’ici 5 ans. Temu utilise d’ailleurs les mêmes recettes que ce géant de la fast fashion puisque son application joue à plein sur le FOMO (flash sales, discounts limités) et la gamification pour faire croître le business. Inviter des amis à rejoindre l’application vous permet, par exemple, de gagner des cadeaux surprises.
Le succès Temu a toutefois un prix (très élevé). Si Pinduodo a pu s’appuyer sur une intégration directe au service de messagerie WeChat en Chine (les utilisateurs étaient incités à solliciter leur carnet de contacts pour gagner des récompenses), il en va autrement aux Etats-Unis. Toujours selon Weixin, 30% du trafic de l’application provient de Facebook et Instagram. Des plateformes où il faut payer (cher) pour émerger. Le coût d’acquisition moyen d’un utilisateur Facebook acquis par Temu s’établit en effet à plus de 45 dollars, selon Weixin. C’est énorme quand on vend des produits à quelques dizaines de dollars. D’autant que Temu a massivement recours aux mécaniques de ventes incentivées (30% à la première commande etc…).
Temu perd 30 dollars par commande
De sorte que, toujours selon Weixin, Temu perdrait 30 dollars par commande. L’application ne regarde pas non plus à la dépense au sein de l’App Store puisqu’elle s’est positionnée sur plus de 1 700 mots clés au sein d’Apple Search Ads, selon AppFigures. Pour un total de 140 millions de dollars dépensés en marketing en septembre. Une paille pour Pinduodo mais une stratégie de développement qui semble difficilement tenable sur le long terme même si, l’exemple Amazon l’a prouvé, on peut devenir un géant de l’e-commerce sans atteindre la rentabilité, dès lors qu’on a d’autres business, le cloud par exemple, pour venir éponger les pertes.
Lensa AI et la culture du “paywall optimization”
L’IA a le vent en poupe, qu’il s’agisse de ChatGPT, le chatbot qui floode sans doute votre flux LinkedIn, ou de Lensa, une application de retouche photo qui permet de supprimer les aspérités d’un selfie, comme le ferait un filtre Instagram ou Photoshop, ou d’en changer l’arrière plan. L’application a été téléchargée 1,6 million de fois en novembre, selon SensorTower. Suffisant pour la propulser au sommet de l’App Store américain. C’est peu dire que le succès a été très soudain (l’application avait en effet généré moins de 220 000 téléchargements le mois précédent). Il s’explique avant tout par l’arrivée d’une nouvelle fonctionnalité baptisée Magic Avatars.
Magic Avatars, c’est une intelligence artificielle capable de décliner la collection de selfies que vous lui envoyez en une multitude d’avatars hyper graphiques. Des avatars qui ont pris d’assaut les principales plateformes sociales, influenceurs et utilisateurs lambda s’étant pris d’affection pour la nouvelle fonctionnalité. Vous êtes intrigué ? Il vous suffit d’uploader au moins 10 selfies, de patienter une bonne dizaine de minutes et de laisser la magie de l’IA faire (pas toujours avec succès néanmoins, certains rendus étant pour le moins malheureux).
Le succès d’audience de Lensa AI s’est très rapidement matérialisé en dollars sonnants et trébuchants. L’application, qui plafonnait à 20 000 dollars de revenus quotidiens selon AppFigures, a dépassé les 150 000 dollars de revenus quotidiens en novembre. Un montant net, calculé après prélèvement de la commission d’Apple et Google. Si l’application tient le trend, cela nous donne un revenu mensuel de près de 4,5 millions de dollars.
“Palta a une culture de l’optimisation permanente des tunnels d’abonnements et des paywalls. Sur Flo Health, leur stratégie de paywall optimisation leur a permis de gagner plusieurs centaines de pourcent de conversions supplémentaires”
Lensa ne sort pas de nulle part. L’application a été lancée par Palta, un fonds d’investissement dont l’un des associés est Dmitry Gurski, fondateur de Flo Health, une application de santé consacrée aux femmes qui cumule 45 millions d’utilisateurs uniques mensuels. “Palta est une une machine data driven”, observe Jérôme Perani, CMO de l’outil de gestion des paiements et abonnements in-app Purchasely, qui a eu, contrairement à Minted, la chance de rencontrer le dirigeant. “Palta a une culture de l’optimisation permanente des tunnels d’abonnements et des paywalls. Sur Flo Health, leur stratégie de paywall optimisation leur a permis de gagner plusieurs centaines de pourcent de conversions supplémentaires”, détaille notre expert. Qui n’a guère de doute quant au fait que les recettes sont appliquées à Lensa.
Comme beaucoup d’acteurs qui opèrent dans le secteur de la retouche photo, Lensa AI a opté pour un modèle économique freemium. L’accès aux fonctionnalités de retouche photo classiques est gratuit jusqu’à 3 photos par jour et payant pour faire sauter ce plafond (5,49 euros par mois ou 29,99 euros par an). Mais c’est surtout l’accès à Magic Avatars, qui est lui facturé quoi qu’il advienne, qui lui rapporte gros. Compter 6,99 euros pour 50 avatars uniques (5 variantes de 10 styles) et 9,99 euros (le tarif le plus populaire) pour 100 avatars uniques. Selon Lensa, le paiement supplémentaire vise à compenser le coût de la “grande quantité d’energie" nécessaire pour créer les avatars. L’application propose à l’utilisateur de bénéficier d’une réduction de 50% sur ces paiements in-app s’il souscrit à un abonnement facturé 29,99 euros l’année. Un modèle hybride qui pourrait gagner en popularité dans les mois à venir, fort du succès Lensa.
1,499 million de dollars de revenus chez Apple et… 33 000 dollars chez Android
“Nous constatons que les stratégies de paywall optimisation sont de plus en plus innovantes, note en tout cas Jérôme Perani. Le tunnel d’abonnement devient un carrefour névralgique où la créativité marketing peut désormais s’exprimer pleinement au service de la conversion.” A noter que, comme l’a relevé l’expert mobile Thomas Petit, Lensa a généré l’immense majorité de ses revenus sur iOS. 1,499 million de dollars chez Apple et… 33 000 dollars chez Android (données AppFigures). L’occasion de rappeler que “personne ne fait de paiement in-app sur Android”, explique l’expert dans un tweet et que, si cet écosystème permet souvent d’avoir du reach, c’est sur Apple qu’il faut aller pour être riche.
Sans surprise quand on parle IA, le succès Lensa n’est pas sans susciter quelques inquiétudes. Beaucoup sur Twitter s’interrogent sur la façon dont les images générées peuvent être utilisées, comme ils l’ont fait en 2020 au moment du lancement de FaceApp, une application russe au concept identique. D’autres viennent rappeler que Lensa s’est construit sur le générateur d'images gratuit et open source de Stable Diffusion, qui a, lui, été formé à l'origine sur plus de 2,3 milliards d'images sous-titrées. Stable Diffusion a été piocher dans tout ce que le Web compte de visuel : Pinterest, Getty, Shutterstock, DevianArt, ArtStation… Le problème c’est que, dans le lot, on compte nombre d'œuvres protégées par le droit d’auteur et que les artistes à l’origine n’ont souvent pas choisi d’apparaître dans la base de données qui a servi de formation à Stable Diffusion. Des artistes dont les œuvres servent d’inspiration, pour ne pas dire plus, et qui peuvent donc légitimement s’interroger sur la protection de leurs droits d’auteur.
Omada parie sur la gamification
Parlons paris sportifs maintenant. Oui, j’aurais pu vous parler de Mon Petit Prono, la success story du moment. Mais le JT de TF1 a fait le job. Surtout, un autre acteur, français lui aussi, a également profité de l’effet Coupe du Monde pour exploser les compteurs. Avec un positionnement un peu plus atypique.
Il s’agit d’Omada, une application qui gamifie l’expérience de pronostics sportifs, avec une monnaie virtuelle native et une UX qui vient piocher dans les codes du secteur. Une fois inscrit, vous choisissez votre terrain de jeu parmi 8 pays, renseignez votre pseudo et pouvez rejoindre une squad (groupe de personnes) en renseignant le code approprié. Chaque joueur reçoit 100 pièces tous les jours, pièces qu’il peut miser à sa guise sur le résultat d’un match, l’éventualité qu’untel marque etc… Si vous avez visé juste, vous gagnez autant de pièces que la cote indiquée. Pièces que vous pouvez convertir en diamants, autre devise que l’on peut, ensuite, utiliser pour gagner des cartes qui vous permettront de booster l’expérience de jeux (par exemple augmenter une cote).
“Il y a de bonnes mécaniques pour créer de la répétition d'usage (remise à 0 chaque semaine, crédit par jour, live pass...) et de la viralité (via le parrainage et les squads)”, observe Renaud Ménérat, cofondateur de l’agence UserAdgents. Côté viralité, on peut citer la présence d’un onglet pour inviter ses amis, via Snap ou message, et d’un incentive lorsqu’ils le font. Ou encore la présence d’un live, qui m’a permis, par exemple, de rejoindre 1 000 autres utilisateurs, le temps d’un Portugal - Uruguay pour échanger via le chat.
L’application propose, depuis peu, une nouvelle fonctionnalité basée “Live Pass” pour gagner encore plus de diamants pendant les matchs. “Si t’es un peu chanceux, tu pourras peut-être chopper la carte épique qui te donne un boost de 10% sur toute la compétition”, promet-elle à ses utilisateurs. Et de rappeler (histoire de le tenter un peu plus) qu’il n’y en a que 5 000 de dispo.
Omada a été développé par Luni, un studio basé à Bordeaux, cofondé par Adrien Miniatti et David Goncalves. “Luni fait, comme Palta, partie de cette nouvelle génération d’apps studios qui se concentrent sur l’abonnement avec, à leur portefeuille, plusieurs dizaines d’applications”, observe Jérôme Perani. Et tout comme Palta, le groupe réalise 99% de ses revenus sur iOS (1 million de dollars par mois contre moins de 5 000 dollars sur Android, selon SensorTower). On trouve de tout dans la galaxie Luni : un scanner, un coach fitness (qui compte 10 millions d'utilisateurs dans le monde), un VPN, un éditeur de vidéo, une app météo, un calendrierl… Une batterie de services sur laquelle Luni peut s’appuyer lorsqu’il lance un nouveau service, via de l’auto-promo. "Le groupe déploie sur leur portefeuille des tactiques et stratégies marketing qui ont déjà fait leur preuve sur une app", observe Jérôme Perani. Et d'ajouter : "Omada utilise pleinement les activations marketing bien connues des apps marketers : push notifications, messages in-apps et même live activities, une nouveauté d’iOS 16."
Petite surprise, Omada ne gagne, à date, pas d'argent. Pas de publicité ou de paiement in-app. “Le groupe peut se permettre de ne pas avoir de business model au départ, comme beaucoup de réseaux sociaux, observe Renaud Ménérat. Il constitue une grosse base d'utilisateurs et verra ensuite comment la monétiser : pub (modèle social) et/ou achats in app (modèle gaming).” L'application va-t-elle s'inspirer de ses grandes soeurs ? Rien n'est moins sûr. Les autres applications de Luni sont généralement financées via un modèle d’abonnement.
Compter 9,99 dollars par mois ou 39,99 dollars par an pour le scanner. Difficile, toutefois, d’imaginer Omada faire de même. “Reste sur un modèle gratuit peut leur éviter d’être dans le radar de l’Arjel”, analyse un expert des sujets mobiles. Le fondateur de Sorare, qui est dans le viseur de l’autorité de régulation des jeux, ne dira pas le contraire. Le modèle publicitaire semble, dans ces conditions, une piste plus probable. D'autant que, même si elles sont rares, des bannières publicitaires sont déjà présentes au sein des autres applications maison. Autre piste : la vente de goodies, qui est, elle, déjà testée.
L'application Omada compte plus d'1 million de joueurs dans le monde, s’est félicité dans un post LinkedIn, Julien Fontan, head of brand marketing chez Lunii. Le groupe en a profité pour ouvrir un lieu éphémère à Paris, le temps de la coupe du Monde. Les utilisateurs d’Omada et les autres peuvent se rendre au sein du Lav'Omada, un espace caché derrière une laverie totalement customisée aux couleurs de la marque, où sont diffusés les matchs. Il lui faudra toutefois réussir à pérenniser ce premier succès. Chose que Mon Petit Prono, qui vit essentiellement à l’occasion des grands événements footballistiques (Euro et Coupe du Monde) n’a pas encore réussie. Ça tombe bien Omada compte s’attaquer à tous les sports avec, notamment en ligne de mire, toutes les ligues américaines : NBA, NFL, NHL, NCAA