Comment Apple menace (à nouveau) les revenus publicitaires des médias avec Distraction Control


  • Distraction Control, une nouvelle fonctionnalité lancée par Apple pour permettre aux utilisateurs de Safari de supprimer les éléments gênants d'une page Web, pourrait avoir un réel impact sur les revenus des éditeurs en en masquant les publicités, les CMP et les Consent Walls.

Apple contre les médias : épisode 3. Après ITP en 2019  et ATT en 2021, c’est une nouvelle fonctionnalité lancée par la firme à la pomme qui pourrait aujourd’hui mettre à mal le modèle économique des publishers.

Cette fonctionnalité, qui entrera en vigueur en même temps qu’iOS 18 et la nouvelle version de macOS, à la mi-septembre, est baptisée Distraction Control. Comme son nom l’indique, elle doit permettre aux utilisateurs de Safari de masquer les éléments distrayants d’une page web afin qu’ils restent concentrés. Dans le viseur d’Apple, les pop-ups et autres superpositions gênantes pour le confort de lecture d’une page web. 

Tout peut disparaître : de la bannière display jusqu'aux recommandations de contenu

Voilà pour la théorie. Car, au regard des premiers tests que Minted a pu effectuer (la fonctionnalité est présente dans la beta d’iOS 18), l’utilisateur peut supprimer quasiment tout ce qu’il désire. Depuis la photo d’illustration d’un article jusqu’à, et c’est là que ça devient vraiment problématique pour les régies, la plupart des contenus publicitaires qui accompagnent ce dernier.

Tout peut disparaître d’un coup de baguette magique : la bannière display classique comme la petite vidéo pub qui se lance en auto-play, en passant par les emplacements réservés aux spécialistes de la recommandation Outbrain et Taboola.

Il suffit, pour se faire, que l’utilisateur se rende dans la barre de recherche de Safari et sélectionne l’option “Masquer les éléments distrayants”. Il lui faudra choisir les éléments qu’il veut masquer, l’un après l’autre, ce qui rend la démarche vraiment fastidieuse et sans doute limitée à quelques publiphobes zélé. Quand bien même Apple communiquait activement sur le sujet, via une de ses campagnes pubs BtoC dont il a le secret...

“C’est difficile de faire des projections tant que nous ne saurons pas comment la fonctionnalité est présentée à l’utilisateur mais nous sommes, à ce stade, plutôt sereins”, témoigne un patron de régie. Un avis qui est partagé par la plupart des régies et adtech avec lesquelles Minted a pu échanger… et qui pourrait peut-être changer à la lecture de cet article. 

Car s’il a vocation à éliminer les éléments indésirables d’une page Web, Distraction Control peut, en réalité, s’attaquer à certains de ses éléments les plus importants. A commencer par la CMP, cette pop-up de récolte du consentement à des fins de ciblage, qui s’affiche lors de la première visite de l’internaute. 

Sans cette dernière, impossible pour le site concerné de récolter le consentement du visiteur. Ce qui a, comme le démontrent les tests que Minted a effectués, un impact sur l’expérience utilisateur et/ou la monétisation de la page. 

Il y a ceux qui, comme les sites du Parisien, de France info, des Echos et de Marie France, plantent quand on masque la CMP. Impossible de poursuivre la navigation (et difficile de faire marche-arrière).

En supprimant la CMP, l'utilisateur peut accéder à tous les contenus d'un site... sans publicité

Et puis il y a tous les autres, ceux pour lesquels on peut continuer à accéder au contenu… sans publicité. C’est le cas de lequipe.fr, du figaro.fr et de voici.fr, chez lesquels les emplacements publicitaires restent désespérément vides, pré-roll vidéo y compris, comme vous pouvez le voir dans la vidéo en bas de cet article.

Ils sont nombreux à être dans ce cas de figure. Cela s’explique par le fait qu’une grande partie du Web français utilise l’adserver de Google, Google Ad Manager, qui ne permet pas de diffuser des publicités sans consentement. Ce n’est pas censé être un problème puisque ces éditeurs ont mis en place un cookie wall au niveau de la CMP. 

Lorsque cette dernière s’affiche, soit vous acceptez la dépose de cookies, soit vous vous abonnez, pour accéder aux contenus. Il n’y a pas de troisième option. Du moins jusqu’à ce que Distraction Control arrive….

A noter que le problème n’est pas franco-français. Nous avons fait le test pour trois sites étrangers : ceux du Guardian, d’El Pais et Der Spiegel. Le site de ce dernier plante lorsqu’on supprime la CMP alors que, pour les deux premiers, on obtient un affichage des contenus, sans publicité. 

Bien sûr, maintenant qu’ils sont au courant du problème, ces éditeurs ont des alternatives. “Il ne fait pas de doute qu’ils trouveront un moyen de faire en sorte que leur CMP échappe aux fourches caudines de Distraction Control”, estime un spécialiste du sujet. 

En attendant, ils pourront toujours passer par un ad-server secondaire pour diffuser des publicités à ceux qui refusent la dépose de cookies. Pas la panacée quand on sait qu’une impression publicitaire avec consentement est beaucoup mieux valorisée qu’une autre qui n’en a pas. 

On parle d’un CPM qui peut aller du simple au double. D’autant que, ceux qui ont les yeux rivés sur leurs analytics, deviendront aveugles sur cette audience, faute de cookie (ce qui posera également problème aux e-commerçants).

Autre option suggérée par Thomas Adhumeau, chief privacy officer de Didomi, passer d’une configuration client-side à une configuration server-side, pour limiter la marge de manœuvre du navigateur. “Avec le server-side, il sera beaucoup plus compliqué pour Apple d’intervenir”, estime l’expert. 

Apple dont on peut regretter qu’il prenne (à nouveau) une décision unilatérale à en croire Thomas Adhumeau. “Décision qui, sous couvert d’apporter de la protection à l’utilisateur, retire, en réalité de la transparence. On ne sait pas exactement comment Apple détecte et bloque certains tags ou scripts plutôt que d’autres.”

Déployer un outil qui empêche les éditeurs de convenir aux exigences du RGPD ne semblait, en effet, pas faire partie de la feuille de route du champion (auto-proclamé) de la privacy. Un point que beaucoup d’acteurs affirment d’ailleurs vouloir remonter auprès de la Cnil. 

 “Permettre aux internautes d’accéder à du contenu sans partager leurs données ou payer, c’est se rendre complice de vol"

Déployer un outil qui atteint à la propriété intellectuelle des éditeurs pose également question. “Permettre aux internautes d’accéder à du contenu sans partager leurs données ou payer, c’est se rendre complice de vol, estime le président d'Alliance Digitale, Nicolas Rieul. C'est comme si Apple leur donnait un moyen d’enlever le tourniquet des métros pour passer sans payer.”

Et Bertrand Gié, le président du Geste, de rappeler que Safari pèse pour un quart du surf sur Web mobile et que 90% des utilisateurs d’appareils Apple, une cible très prisée des annonceurs, passent par ce navigateur. “Apple continue à jouer aux apprentis-sorciers avec les médias qui, comme le rappelle la dernière étude de l’Arcom sur leur financement, n’ont vraiment pas besoin d’un nouveau caillou dans la chaussure”, ajoute le dirigeant. 

“Oui, le mode d’utilisation de Distraction Control laisse penser qu’il sera utilisé par une minorité. Mais qu’est-ce qui se passera le jour où Apple décide de rendre ça applicable par défaut, voire de permettre aux utilisateurs de supprimer tous les éléments gênants d’un coup ?”, s’interroge Bertrand Gié. 

Le président du Geste déplore que la lettre ouverte envoyée par l’interpro française (Geste, SRI, Udecam, Alliance Digitale) à Tim Cook, en mai dernier, soit restée sans réponse. Des rumeurs prêtaient alors l’intention au patron d’Apple de lancer une fonctionnalité de ce genre, baptisée “Web Eraser”. 

Trois mois plus tard, on y est. Et la situation pourrait  même se compliquer si, comme le craignent Bertrand Gié et Nicolas Rieul, le président d’Alliance Digitale, Apple durcit le ton. “On parle d’un algorithme qui permettrait aux utilisateurs d’avoir trois niveaux de filtrage, dont les deux plus ‘durs’ feraient disparaître toute publicité”, révèle Nicolas Rieul. Un adblocker qui ne dit pas son nom…

"Apple n’aime pas la publicité. Enfin celle qui est vendue par les publishers"

“Il y a une chose de sûr dans tout ça, c’est qu’Apple n’aime pas la publicité. Enfin celle qui est vendue par les publishers”, pointe un patron de régie. Effectivement, Distraction Control n’est pas opérationnel sur les environnements Apple qui proposent de la publicité. “De quoi poser la question d’une nouvelle pratique anticoncurrentielle”, à en croire Nicolas Rieul. 

Un sujet dont le Geste et Alliance Digitale ont prévu de discuter avec leurs membres, à l’occasion notamment de webinars dédiés (ici pour le Geste et ici pour Alliance Digitale). Ce sera aussi l’occasion de réfléchir à la suite à donner à tout celà. 

Et cela ajouterait vraisemblablement un nouveau front dans la guerre que l’interpro mène depuis quelques années avec Apple. Rappelons que la firme à la pomme a fait l’objet d’une notification des griefs par l’Autorité de la concurrence en juin 2023 dans le cadre du déploiement d’ATT. L’interpro espère que le gendarme de la concurrence statuera sur le sujet d’ici la fin de l’année.