Marketing mix modeling ou, dans le jargon, MMM. C’est, dans un marché de la publicité digitale qui craint, avec la disparition annoncée des cookies tiers, de perdre sa boussole, un terme qui revient de plus en plus souvent. Alors que les spécialistes de l’acquisition ont conscience qu’ils auront de plus en plus de difficultés à tracker en détail les internautes exposés à leurs campagnes publicitaires, ils se tournent désormais vers une approche statistique.
Au programme : des modèles algorithmiques qui traitent des volumes importants de données, plus ou moins granulaires, pour leur permettre d’optimiser leurs investissements médias. C’est ce fameux MMM, que ce dossier vous explique comment appréhender.
Demandez-vous si cela vaut le coup coût
Faire du MMM, c’est d’abord une histoire de moyens… Parce que comme le rappelle Thibault Labarre, partner et head of marketing performance chez Ekimetrics, “un projet de MMM, c’est au moins 70 000 euros de frais annuels” et qu’en dessous de 1 million d’euros de budget média annuel, cela devient compliqué de justifier un tel investissement. Cela le sera également si votre portefeuille media est fortement concentré. “Si vous mettez un million d’euros par an, dont la moitié va au SEA, avec une petite campagne TV de temps en temps, vous allez être relativement pauvre en termes d’insights”, prévient Thibault Labarre.
“Un projet de MMM, c’est au moins 70 000 euros de frais annuels”
Même constat si vous voulez faire cela en “one shot”. L’investissement sera difficile à rentabiliser. “Vous serez bien embêté si le modèle vous dit de privilégier l’affichage extérieur à la TV sur une campagne donnée, sachant que le premier peut se réserver jusqu’à un an à l’avance”, illustre Flavien Taquet, directeur media planning et marketing impact chez Renault Group. Même écueil si vous avez peu de données pour nourrir le modèle. Flavien Taquet estime qu’il faut “a minima un à deux ans de data derrière soi.”
Inutile donc d’y aller “uniquement parce que c’est à la mode”, prévient l’expert. D’autant que les investissements de l’année 1 seront suivis d’autres frais annuels relatifs à la mise à jour du modèle. Chez Renault Group, on procède à un “refresh” total du modèle deux fois par an, alors que les nouveaux sets de données sont, eux, injectés chaque semaine.
Pour résumer, il vous faut vous assurer que :
Vous avez le budget suffisant pour financer un tel projet
Vos investissements médias sont suffisamment importants et diversifiés pour le justifier
Vous avez envie d’inscrire le projet dans la durée
Vous voilà briefé, c’est maintenant le moment de réfléchir à ce que vous voulez mettre en place.
Identifiez (au plus vite) les réponses que vous voulez avoir
“Demandez-vous quelles sont les questions pour lesquelles vous avez besoin d’avoir des réponses et, surtout, celles qui sont prioritaires”, pose d’emblée Guilhem Bodin, partner chez Converteo. Un conseil partagé par Thibault Labarre qui rappelle qu’on ne peut pas espérer répondre à tout, le modèle MMM à peine lancé. “Il vous faut prendre le temps de gagner en maturité pour élargir votre périmètre d’analyse”, observe-t-il.
Vous pouvez, comme la plupart des entreprises, commencer par des sujets “micro” destinée aux experts médias, tels que la ventilation de vos investissements médias digitaux. Un cas d’usage assez facile à mettre en place et qui, en plus, mobilisera moins de parties prenantes. Une première étape intéressante bien que “limitée sur le long terme”, de l’avis de l’expert. Raison pour laquelle côté Renault Group, on est parti directement sur des sujets "macro", qui impliquaient d'autres pôles d’expertise, qu'il s'agisse du contrôle de gestion ou de la division commerciale.
Ensuite, à vous de voir si vous êtes plutôt dans des considérations tactiques (vous imposer à l’occasion de fêtes de Noël, devenir top 3 de votre catégorie) ou stratégiques (comment remédier à l’inflation, quel média privilégier au moment de faire des arbitrages…) ? “C’est important de se poser ce genre de question car cela va avoir un impact sur votre modélisation MMM ainsi que votre stratégie de collecte de data”, prévient Thibault Labarre. Et notamment le degré de granularité de cette dernière.
Cela vous permettra de bien cadrer votre plan d’action pour être à même, passé deux ou trois mois, de tirer les premiers enseignements. “Vous ne voulez pas être dans une situation où, après 9 mois, vous n’avez toujours rien à montrer, croyez-moi”, commente Thibault Labarre.
Soyez carré sur la phase collecte de données…
Alors, par où commencer ? “Par un état des lieux des données disponibles ET pertinentes”, recommande Loïc Bezin. Le groupe Heineken, dont trois des marques ont désormais recours au MMM, a par exemple décidé de se concentrer sur l’optimisation de ses investissements médias. “Pour ce faire, on regarde tout ce qui peut être injecté dans le modèle, illustre Loïc Bezin. De l’endogène, comme l’évolution de la diffusion, de la promotion, du prix et du budget média, mais aussi de l’exogène, comme la météo ou les évènements sportifs.” Autant de facteurs qui auront un impact (pondéré par le modèle) sur les performances de ventes.
"La mise en place d’un plan de collecte de données abouti peut “prendre entre un et quatre mois en moyenne”
C’est peut-être l’étape la plus importante de votre projet puisque sans données fiables et/ou qui correspondent à vos besoins, vos modèles MMM tourneront à l’envers. Raison pour laquelle, c’est, de l’aveu de Loïc Bezin, responsable du pôle études business de Heineken, “l’étape où vous êtes le plus susceptible de vous planter.” C’est en tout cas, l’étape la plus longue puisque la mise en place d’un plan de collecte de données abouti peut “prendre entre un et quatre mois en moyenne”, selon Thibault Labarre.
Un laps de temps qui peut ralentir considérablement un projet, si celui-ci devient trop chronophage pour les partenaires sollicités dans le cadre de la collecte de données”, à en croire Flavien Taquet. N’oubliez donc pas de ménager ces derniers, notamment votre agence média.
… et optimisez les workflows
Quelques “hacks” pour minimiser le temps et les ressources que vous y consacrez, surtout lorsque vos ressources sont limitées. D’abord, profiter de cette étape pour automatiser ce qui peut l’être, comme l’a fait le groupe Renault. C’est facile à mettre en place pour le média, où la plupart des outils (Google, Meta, DSP et autres…) sont équipés d’API. C’est moins évident pour d’autres leviers, comme la promotion, “où tout n’est pas toujours bien tagué”, reconnaît Guilhem Bodin.
Si les pure-players et les plus gros annonceurs sont suffisamment staffés pour avancer seul, les autres ne doivent pas hésiter à s’appuyer sur un partenaire comme Converteo ou Ekimetrics. “On va chez le client et on s’imprègne de tout : interface des outils digitaux, fichiers Excel, plans d’actions commerciaux en powerpoint”, détaille Thibault Labarre.
Il faut aussi en profiter pour reprendre la main sur la contractualisation des outils (si toutefois c’est possible). Cela vous évitera d’être dépendant du bon vouloir des partenaires (on ne va pas se mentir, ils ne seront pas tous de bonne volonté) et de gagner en agilité. “Chez les partenaires, ce sont souvent les équipes spécialisées qui ont la main. Pas toujours votre contact direct, qu’il s’agisse d’un account manager ou directeur de clientèle”, rappelle Guilhem Bodin.
"L’annonceur reste le mieux placé pour comprendre si les données collectées correspondent à ses besoins"
Cela vous permettra aussi de verrouiller l’aspect juridique : ce que vous avez le droit d’extraire ou pas. Et surtout de comprendre comment la donnée est collectée, comment elle est structurée, ce qu’il est possible de faire et ce qui peut être amélioré. “L’annonceur reste le mieux placé pour comprendre si cela correspond à ses besoins, poursuit Guilhem Bodin. Typiquement pour s’assurer que la nomenclature des campagnes est correctement réalisée.” Et, pourquoi pas, aller jusqu’à créer un data lake, où tout est réuni.
Un dernier conseil : gardez systématique une trace écrite. “Le processus doit être gravé dans le marbre, estime Flavien Taquet. Qui fait quoi et comment. Et à raison de combien de jours homme.” Essentiel pour limiter les couacs (car oui, il y en a toujours lorsque l’on est encore en phase de rodage.)
Appuyez-vous sur des experts que vous pourrez challenger
A quelques rares exceptions près, c’est souvent au partenaire qu’incombe tout le travail lié à la mise en place du modèle. Parce que c’est complexe et que cela fait appel à des expertises - les fameux data scientists - dont les annonceurs sont le plus souvent dépourvus. Mais aussi parce que, comme le rappelle Guilhem Bodin, la mise en place d’un modèle de MMM ne se résume pas au fait d’ingérer de la donnée et de regarder le résultat. “C’est un processus itératif, qui demande d’effectuer pas mal d’ajustements, en rajoutant une variable après l’autre, sur une période allant de 2 à 6 semaines.”
Chez Renault Group, on s’est appuyé sur Ekimetrics pour toute la phase modélisation. En gardant évidemment un œil sur les avancées. “On les a beaucoup challengés, en leur demandant d’ouvrir le capot et en regardant sur quel raisonnement statistique ils s’appuyaient”, témoigne Flavient Taquet. C’est plus ou moins le modus operandi chez Heineken, autre client Ekimetrics, où Loïc Bezin estime avoir une légitimité limitée dans la constitution du modèle de MMM car “ce n’est pas de sa compétence”.
L’expert a, lui aussi, multiplié les points avec son partenaire pour challenger la mise en place du modèle. “C’est important de confronter les résultats des premiers tests auprès des parties prenantes pour s’assurer qu’on va dans la bonne direction”, explique-t-il. En particulier, l’agence média qui doit adhérer aux recommandations du modèle (dans les grandes lignes disons) pour que celles-ci soient suivies par Heineken.
Même fonctionnement chez Converteo, qui montre ses avancées au client et à ses partenaires principaux, au fil de l’eau. “Nos data scientists sont intégrés à chaque boucle de mail pour pouvoir répondre à toute interrogation”, illustre Guilhem Bodin.
“Le MMM, ce n’est pas une science exacte. C’est d’abord un outil d’aide à la décision”
“Le MMM, ce n’est pas une science exacte. C’est d’abord un outil d’aide à la décision”, rappelle Flavien Taquet. Un outil dont il vous faut vous assurer continuellement qu’il est opérationnel et fiable. Raison pour laquelle les prévisions de commandes et de ventes effectuées par les modèles sont toujours confrontées à celles des prévisionnistes de chaque marché. “Un modèle économétrique est moins agile qu’un humain qui peut intégrer du jour au lendemain une nouvelle variable”, justifie Flavien Taquet. Il est donc important de comprendre et corriger d’éventuels écarts.
Même confrontation avec la réalité puisque d’un mois à l’autre, il vous faudra regarder ce qui était prévu et ce qui s’est réellement passé. L’occasion, peut-être, de rectifier certains points. “Par exemple, le type de données qui alimente le modèle, parce que cela peut évidemment arriver que l’on explique des erreurs par ce biais”, illustre Flavien Taquet.
Fédérez : depuis le Comex jusqu’à vos partenaires…
La réussite d’un modèle MMM est d’abord celle d’un collectif. “Vous ne pouvez pas faire ça tout seul dans votre coin”, prévient Flavien Taquet. “Le MMM, c’est un projet d’entreprise”, abonde Guilhem Bodin. Notamment parce que la phase de collecte de données mobilisera beaucoup de parties prenantes. Dans le cas de Renault Group, il y avait l’agence média, les partenaires conseils mais aussi d’autres équipes, en interne : la direction commerciale (commandes, ventes…) et la division financière (marge, prix…). Autant d’interlocuteurs et de données plutôt sensibles, qui ne sont pas toujours évidentes à obtenir et qui peuvent, de surcroît, changer d’un pays à un autre.
“Si vous êtes un groupe international, comme l’est Renault, c’est indispensable d’avoir un référent, un ‘captain’ par pays, pour vous aider à naviguer dans les particularités de chaque région et mobiliser les partenaires locaux”, prévient un Flavien Taquet qui a un rendez-vous chaque mois avec les CMO de Dacia et Renault dans chaque pays, ainsi que des points réguliers avec la direction des deux marques, au global.
Chez Heineken, le projet a été présenté à la direction marketing, qui l’a elle-même fait remonter au Comex. Loïc Bezin s’est ensuite assuré d’avoir le “patronnage” des équipes commerciales et finance, deux structures qui sont directement concernées par les résultats du modèle, notamment sur le sujet de l’élasticité prix et des éventuelles augmentations.
“Cela implique aussi de savoir faire preuve de pédagogie concernant un sujet qui pourrait être complexe pour les équipes qui sont éloignées des sujets data, notamment les commerciaux”, prévient Guilhem Bodin. Qu’est-ce qui est intégré et comment ? Comment sont construits les modèles et comment “raisonnent-ils” ? Autant d’interrogations il faut répondre d’autant plus souvent que les équipes peuvent pas mal tourner en interne. “Une transparence qui aura également un impact sur l’appropriation des résultats par les équipes et qui vous évitera d’avoir une solution peu utilisée sur les bras”, de l’aveu de Loïc Bezin.
“Vous allez passer pas mal de temps à rassurer”, reconnaît Thibault Labarre. Pour rappeler quelques évidences. Non, l’outil ne vient pas décider à la place du collaborateur. Non, il ne doit pas leur apporter une surcharge de travail mais doit leur faciliter la prise de décision. “Il faut être très clair sur ce point au kick off”, prévient l’expert de chez Ekimetrics.
… et communiquez, notamment sur le SAV
Ce travail de pédagogie est aussi important durant la mise en œuvre du projet que lors de la phase de restitution des résultats. Une phase qui est, de l’avis de Guilhem Bodin, trop souvent négligée alors qu’elle est pourtant “indispensable pour que les équipes s’approprient les résultats et suivent les recommandations.” A une restitution top-down qui prendrait la forme d’une présentation de 200 slides peu digeste, préférez des ateliers itératifs bien découpés. Chez Converteo, on peut par exemple découper une restitution MMM en 5 rendez-vous.
“On ne présente pas les mêmes résultats selon que l’on parle au Comex ou à un opérationnel”
Sur le fond, un mort d’ordre : la customisation. “On ne présente pas les mêmes choses selon que l’on parle au Comex ou à un opérationnel”, prévient Guilhem Bodin, qui vous conseille d’adapter les templates de restitution à vos interlocuteurs. Le commanditaire du projet reçoit, lui, un rapport dédié qui lui permet de voir ce que son action a permis d’optimiser (par ex, avoir déplacé 300 GRP sans impact sur le business)… et de le faire vite savoir à sa hiérarchie.
La réussite d’un MMM s’inscrit dans la continuité. Flavien Taquet l’a bien compris, qui réunit une fois par an les parties prenantes de chaque pays pour leur communiquer les résultats de l’année, les projets réalisés et ceux qui sont envisagés pour le futur. “Ce travail d’animation de communauté est indispensable parce qu’un projet de MMM doit être maillé à l’organisation globale et locale pour être au cœur du processus de décision”, assure l’expert. “La preuve par l’efficacité, c’est le meilleur moyen de justifier tout ce qui a été entrepris”, rappelle Guilhem Bodin. Flavien Taquet ne dit pas autre chose lorsqu’il explique que “la meilleure des récompenses, c’est tout simplement d’aider le marketeur à y voir plus clair dans son mediaplanning et ses choix stratégiques.” Dont acte.