Pourquoi les éditeurs ont les solutions de ciblage contextuel dans leur viseur


  • Trois groupements d'éditeurs anglais se sont émus de ce que certaines adtech utilisent leurs contenus pour créer des segments de ciblage publicitaire dits “contextuels”, enfreignant ce faisant leur propriété intellectuelle. 
  • Le débat n'a pas encore traversé la Manche mais il donne forcément des idées à certaines régies françaises.
  • On vous explique tous les enjeux liés à l'explosion du ciblage contextuel.

C’est une affaire qui a fait grand bruit au Royaume-Uni et qui pourrait avoir des répercussions de ce côté de la Manche. Marketing Brew révélait mi-février que trois groupements réunissant des éditeurs locaux, l’alliance programmatique Ozone, le Local Media Consortium et l’équivalent anglais du Geste, the Association of Online Publishers, se sont émus de ce que certaines adtech ont extrait et vendu des données appartenant aux éditeurs. Il leur est notamment reproché d’utiliser les contenus des sites médias (URL, titres et articles) pour créer des segments de ciblage publicitaire dits “contextuels”, enfreignant ce faisant leur propriété intellectuelle. 

“Ce sont nos métadonnées sur notre page, notre adresse IP… Et elles sont acquises sans notre consentement"

La pratique s’est popularisée avec la disparition des cookies tiers. A défaut de pouvoir cibler un individu en suivant sa navigation, ce que permettaient les cookies tiers, on le fait en fonction du contexte de la page qu’il consulte. C’est, concrètement, profiter du fait qu’un internaute consulte une page de test de SUV, pour lui adresser une publicité en lien avec son état d’esprit du moment. Sauf que tout celà se fait le plus souvent à l’insu de l’éditeur qui est à l’origine du contenu. “Ce sont nos métadonnées sur notre page, notre adresse IP… Et elles sont acquises sans notre consentement", a déclaré Richard Reeves, directeur général de l'AOP, dans un mémo adressé au groupe média WPP, au Trustworthy Accountability Group (TAG) et à la Cnil anglaise, l’ICO, qui doit déterminer si c’est un enjeu de vie privée.

IAS visé outre-Manche

Le spécialiste de la visibilité et de la brand safety, Integral Ad Science (IAS), fait partie des acteurs visés par l’AOP. IAS a en effet profité de son intégration chez la plupart des éditeurs du marché pour lancer une offre de ciblage contextuel qui lui rapporte aujourd’hui gros. 38% de ses revenus programmatiques provenaient de cette offre au troisième trimestre, rappelle Marketing Brew. Sans que les éditeurs n’en voient à aucun moment la couleur… IAS n’est en effet pas un acheteur de média, il facture des packs contextuels au niveau des outils d’achats, les DSP, en supplément de ce que les acheteurs mettent pour le média.

Impossible de couper IAS si ce dernier ne veut pas jouer le jeu. IAS, qui garantit qu’un contexte de page est brand safe et qu’une pub est bien visible, est en effet nécessaire pour entrer dans les plans médias de la plupart des marques.

“Cette pratique est problématique à plus d’un titre”, estime un patron de régie qui préfère rester anonyme. Si IAS a toute latitude pour mesurer visibilité et brand safety, il n’a, en revanche, aucun mandat pour faire de l’analyse sémantique. Ce n’est pour l’instant indiqué dans aucun de ses contrats. Et, à moins qu’IAS fasse preuve de bonne volonté, en acceptant d’introduire une clause supplémentaire via laquelle il les rémunèrerait, les mécontents ne peuvent pas y faire grand chose.

Il leur est quasiment impossible de couper IAS si ce dernier ne veut pas jouer le jeu. IAS, qui garantit qu’un contexte de page est brand safe et qu’une pub est bien visible, est en effet nécessaire pour entrer dans les plans médias de la plupart des marques. Bloquer IAS, c’est se couper d’une bonne partie de ses revenus programmatiques. Et ce serait de toute manière inutile car l'adtech accède en fait aux contenus à l'aide d'un crawler "et non via les tags déployés dans le cadre des contrats de service avec les régies", comme l'assure Yann Le Roux, directeur général Europe du Sud de la solution.

"La question se pose aussi pour tous ces acteurs qui font du ciblage contextuel - Qwarry, Keymantics ou Orion Semantics - sans qu’à aucun moment ils ne nous demandent notre avis”

IAS ne serait aujourd’hui que la partie émergée de l’iceberg. “Je pense que la question se pose aussi pour tous ces acteurs qui font du ciblage contextuel - Qwarry, Keymantics ou Orion Semantics - sans qu’à aucun moment ils ne nous demandent notre avis”, poursuit notre patron de régie anonyme. Tout comme IAS, ces derniers n'ont qu'à, s’appuyer sur des robots qui crawlent le Web. Ou pratiquer ce que l’on appelle du silent bidding.

Certains outils d’achat programmatique comme Beeswax leur permettent en effet d’écouter l’ensemble des bid requests du marché sans pour autant enchérir dessus. Le tout à un tarif relativement abordable de quelques milliers d’euros par mois. Ils sont capables, ce faisant, de connaître les contextes de chaque bid request et de nourrir leurs algorithmes de ciblage. Des algorithmes qui vont leur permettre d’aller voir agences et annonceurs, pour leur proposer des packs contextuels… qui entrent en concurrence avec ceux que les régies des éditeurs proposent, elles-mêmes, directement.

“Les éditeurs ne peuvent pas invoquer la propriété intellectuelle puisqu’on ne s’approprie pas le contenu, on le lit juste pour en comprendre le sens.” 

“Le débat de ne date pas d’hier, on se fait régulièrement alpaguer là dessus”, confirme Geoffrey Berthon, le cofondateur de Qwarry. Sans pour autant comprendre les griefs formulés. “Les éditeurs ne peuvent pas invoquer la propriété intellectuelle puisqu’on ne s’approprie pas le contenu, on le lit juste pour en comprendre le sens.” Même son de cloche du côté de Yann Le Roux. "Ce que nous faisons, c'est qualifier les inventaires publicitaires des sites. Notre technologie lit, regarde ou écoute les contenus pour les catégoriser afin de rendre l'achat d'espace sur ces sites plus facile pour les acheteurs. A aucun moment, nous ne collectons de données ou de contenus que nous transmettrions tels quels aux acheteurs, comme certains l'affirment."

Difficile de ne pas donner raison au duo. Qwarry ou IAS ne procèdent pas comme Google qui, dans le cadre de sa fonctionnalité Google News, reprend le titre, le chapô et la vignette de certains articles. Une pratique que le règlement sur les droits voisins est venu encadrer, contraignant le géant américain à signer de gros chèques à la presse française (jusqu'à un million d’euros par an pour les plus gros). 

“Les inventaires sans aucune donnée utilisateur ne valent plus rien. Grâce à la donnée sémantique, on multiplie par trois, quatre ou cinq les CPM de ces éditeurs"

Difficile, également, de parler de data leakage. C’était une revendication légitime, il y a quelques années, lorsque certaines adtech venaient “sniffer” la donnée des éditeurs en traquant le comportement de navigation de leurs lecteurs pour monétiser ces informations ailleurs. Sauf qu’ici, la donnée contextuelle extraite par Qwarry et les autres sert uniquement à enrichir l’inventaire de l’éditeur concerné. “On génère de la valeur auprès des éditeurs puisque, grâce à ce ciblage contextuel, on va proposer leur inventaire plus cher que s’il était vendu sans data”, rappelle le fondateur de Qwarry. “Oui mais avec quel niveau de marge”, rétorque notre patron de régie.

“Les inventaires sans aucune donnée utilisateur ne valent plus rien. Grâce à la donnée sémantique, on multiplie par trois, quatre ou cinq les CPM de ces éditeurs”, lui répond Geoffrey Berthon. Un modèle win-win qu’il faudra néanmoins démontrer aux concernés. “Nous avons recruté un collaborateur qui sera chargé de mieux travailler avec les éditeurs français”, assure Geoffrey Berthon.

Peu d’entre eux étaient au courant de la pratique, avant la parution de Marketing Brew. Et ils ne sont pas beaucoup plus nombreux à s’être mis à la page depuis. Les quelques éditeurs avec lesquels Minted s’est entretenus, l’ont appris à l’occasion de notre échange. “En France, personne n’en parle encore. Mais c’est évident qu’avec la mort du cookie tiers, la lubie du data leakage va se déporter sur le contextuel”, prévient un connaisseur du marché. Le gâteau grandit et, avec lui, les envies des uns et des autres. "Et surtout celle des éditeurs qui en ont un peu marre d'être les dindons de la farce."

Des éditeurs qui feraient peut-être mieux de poser la question de l’intérêt qu'ils ont, à continuer à exposer leur inventaire aux quatre vents, via l’open auction. “Si les éditeurs voulaient reprendre le contrôle de la commercialisation, ils n’auraient qu’à stopper les ad-exchanges, interdire les resellers et ne travailler qu’avec des partenaires de confiance”, rappelle Geoffrey Berthon. Chiche ?