- Le géant américain du SaaS Adobe vient, selon nos informations, de tirer un trait sur son activité publicitaire Adobe Advertising Cloud en France.
- Pas vraiment une surprise quand on sait que son DSP Tubemogul, racheté 540 millions de dollars fin 2016, pesait moins de 0,5% des investissements publicitaires vidéos programmatiques en France au cours des deux dernières années. Alors qu'il était plutôt aux alentours des 25-30% avant le rachat.
- On vous explique comment on en est arrivé là.
ATT, Singtel, Verizon… La liste des grands groupes qui se sont cassé les dents sur le marché adtech, peu de temps après avoir acquis un acteur majeur du secteur, était déjà bien fournie. Il faut désormais lui adjoindre une autre prise de choix : Adobe. Car le géant américain du SaaS vient, selon nos informations, de tirer un trait sur son activité publicitaire Adobe Advertising Cloud en France.
Tubemogul était déjà en état de mort cérébrale dans l’Hexagone. Moins de 0,5% des investissements publicitaires vidéos programmatiques en France au cours des deux dernières années, selon les données récoltées par notre partenaire Adomik.
La décision de débrancher une activité qui avait été propulsée par l’acquisition de Tubemogul, fin 2016, n’est pas vraiment une surprise. Le DSP américain, racheté pour la coquette somme de 540 millions de dollars, est déjà en état de mort cérébrale dans l’Hexagone. Moins de 0,5% des investissements publicitaires vidéos programmatiques en France au cours des deux dernières années, selon les données récoltées par notre partenaire Adomik. L’Hexagone ne serait, selon nos informations, pas un cas isolé puisqu’il est question d’arrêter toute l’activité publicitaire en Europe, pour piloter tout ça depuis les Etats-Unis. Une information que Minted n’a pas été en mesure de confirmer auprès d’Adobe, l’entreprise n’ayant pas répondu à nos sollicitations.
La fermeture d’Adobe Advertising Cloud en France est en tout cas loin d’être une surprise. La plupart des grands groupes médias du marché français - Havas Media, Publicis Media, GroupM et IPG Mediabrands en tête - ont définitivement arrêté d’utiliser l’outil entre 2020 et 2021. “On a clôturé le contrat en 2021”, précise Jean-Baptiste Rouet, chief programmatic officer de Publicis Media. Les autres n’ont pas dénoncé la relation contractuelle mais ils ont laissé leur siège DSP prendre la poussière. “Nous ne l’utilisons plus depuis plus d’un an”, précise à Minted l’un d’entre eux. Seul iProspect y fait encore transiter quelques campagnes, “mais avec des volumes qui n’ont plus rien à voir avec ceux qui passaient par Tubemogul il y a 3 ans”, précise Dominique Latourelle, directeur associé adtech et innovation de cette filiale média du groupe Dentsu.
Les quelques collaborateurs restants ont été priés de recycler leurs talents au sein des autres activités du groupe (Adobe Analytics, Adobe Experience Cloud, Adobe Creative…)
Cela fait près de deux ans que Tubemogul est devenu un navire fantôme, sans cap et, même, sans équipage. “La force de vente est devenue invisible, le support a fondu comme neige au soleil”, explique Dominique Latourelle. La plupart des collaborateurs dédiés au développement de l’activité publicitaire d’Adobe ont mis les voiles entre 2020 et 2021. A commencer par François-Xavier Le Ray, qui dirigeait l’activité pour l’Europe du Sud et a été débauché début 2020 par l’Américain The Trade Desk (dont on reparlera plus loin). Il n’a jamais été remplacé, pas plus que les autres départs. Les quelques collaborateurs restants ont, quant à eux, été priés de recycler leurs talents au sein des autres activités du groupe (Adobe Analytics, Adobe Experience Cloud, Adobe Creative…)
Comment en est-on arrivé là ? Au moment de son rachat par Adobe, Tubemogul était un DSP florissant, en hypercroissance sur un marché qui l’était lui aussi, la vidéo. “Le DSP représentait 30% de nos investissements vidéos programmatiques à ce moment-là", se remémore Philippe Boscher. Le directeur marketing adjoint chez TF1 Publicité se souvient également d’un séminaire Adobe, peu de temps après le rachat. “Une présentation en grandes pompes, qui nous a vanté les mérites d’une suite technologique, comportant l’activation média, la DMP, l’analytics et le volet création publicitaire, avec Photoshop et Premiere.” Sur le papier, un vrai concurrent à la plateforme de Google. Dans la réalité, ce fut tout autre chose.
En rachetant Tubemogul, Adobe a mis la main sur une machine à livrer de la vidéo catch-up et de l’OTT. Ca a certes de la valeur… mais c’est loin d’être complémentaire des autres activités de l’Américain, plutôt orientées autour de la donnée et du précision marketing. “L’algorithme d'enchères de Tubemogul n’était pas suffisamment performant pour les acheteurs ROIstes de sorte qu’on s’en servait essentiellement pour du branding vidéo”, pointe Dominique Latourelle. “On faisait surtout de la vidéo et de l’audio avec Tubemogul”, précise de son côté Jean-Baptiste Rouet.
“La réalité, c’est que la promesse d’activer les audiences Adobe directement au sein de Tubemogul ne s’est jamais concrétisée”
Adobe a bien essayé d’en faire un DSP généraliste, qui achète aussi bien du display que de l’audio ou de la vidéo, mais sans succès. Pas de quoi satisfaire en tout cas, ceux qui voulaient créer des ponts entre la suite Analytics et l’outil d’achat, en couplant segmentation 1st party et retargeting. Ou ceux qui voulaient, à l’inverse, reboucler les données de diffusion (ad centric) avec celles de leur site (site centric). Et difficile, dans ces conditions, de mettre en œuvre le on-stop-shop promis par le fondateur de Tubemogul, Brian Wilson, au moment du rachat. “La réalité, c’est que la promesse d’activer les audiences Adobe directement au sein de Tubemogul ne s’est jamais concrétisée”, observe Sylvain Le Borgne,head of expertise et innovation chez fifty-five. Les deux outils ont continué à coexister de manière cloisonnée au grand désarroi du marché. “Ca aurait été bien qu’Adobe Media Optimizer, l’ancien nom d’Adobe Advertising Cloud, fusionne avec Tubemogul mais ça n’a jamais été fait”, déplore Sylvain Le Borgne.
Pourquoi ? Un ancien collaborateur d’Adobe a un premier élément d’explication. “La suite marketing d’Adobe, ça reste un agrégat d’acquisitions qui ont été faites au fil des années et ça explique aussi pourquoi il a été si difficile de faire parler les technologies entre elles”, rappelle-t-il. Adobe n’est pas le premier groupe à constater que l’interopérabilité entre des outils rachetés les uns après les autres est parfois une chimère. Mais si le groupe a sans doute des circonstance atténuantes, le constat reste le même : “Adobe n’a jamais su faire la Google Marketing Platform qu’il nous avait promis”, regrette Dominique Latourelle.
"Rétrospectivement, c'était une erreur de ne pas se positionner sur le rachat de Sizmek"
Il lui a sans doute manqué, dans cette perspective, une brique plutôt importante : l’adserving. Qui aurait pu être Adform, un ad-server danois encore indépendant aujourd’hui, ou surtout Sizmek, si jamais Adobe s’était positionné au moment de la mise en vente de la technologie d’adserving de cette société en déroute financière. “C’était vraiment la pièce manquante”, estime Sylvain Le Borgne. C’est finalement Amazon, dont l’activité publicitaire est aujourd’hui florissante, qui a raflé la mise. “Rétrospectivement, c’était une erreur de ne pas se positionner”, reconnaît l’ancien collaborateur interrogé plus haut.
Difficile de faire bouger les lignes quand on est isolé. Adobe n’a jamais réussi, comme l’a fait Google pour sa plateforme marketing, à créer un écosystème vertueux au sein duquel pullulent les sociétés de consulting chargées de pousser la technologie auprès des annonceurs et des agences. Cette inertie n’est qu’un exemple, parmi tant d’autres, de l’incapacité d’Adobe à s’adapter aux codes d’un marché bien différent de son activité historique.
“Adobe, c’est une entreprise qui aime à contractualiser sur les moindres détails”, prévient un patron d’agence qui a vite été rebuté par “la paperasse liée à la conduite des affaires courantes”. Adobe, c’est aussi une entreprise biberonnée aux accords de licence et aux revenus récurrents (ARR) qui vont avec. "Ça donne une idée précise de l’avenir mais c’est impossible à répliquer dans la publicité, où la promesse c’est l’agilité et le fait de pouvoir lancer des campagnes selon les impératifs des uns et des autres”, analyse un autre ancien d’Adobe.
Autre exemple de ce problème de “culture fit”. Les équipes commerciales de l’Américain se sont progressivement coupées des agences médias, pour s’adresser directement aux annonceurs, à en croire une patronne d’agence média. “Elles nous ont fait comprendre qu’Adobe avait désormais pour priorité de leur vendre de l’activation média, couplée à de l’analytics.” Problème, les annonceurs n’ont pas mordu à l’hameçon. “Adobe est très bien installé sur ses outils d’audience manager et analytics aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni mais ça n’a pas pris en France”, observe un connaisseur de l’entreprise.
Vendre un DSP, c’est savoir se mettre à la disposition des agences médias, qui restent très prescriptrices dans le choix des technos. C’est tout ce qu’Adobe, plutôt habitué à vendre des suites logicielles que tout le monde s’arrache, comme Photoshop ou Premiere, n’a pas su faire.
Vendre un DSP, c’est savoir se mettre à la disposition des agences médias, qui restent aujourd’hui encore très prescriptrices dans le choix des technos. “C’est donc accepter de développer des fonctionnalités sur-mesure lorsqu’elles le demandent”, prévient Sylvain Le Borgne. C’est tout ce qu’Adobe, plutôt habitué à vendre des suites logicielles que tout le monde s’arrache, comme Photoshop ou Premiere, n’a pas su faire. “Ce n’est pas vraiment dans la culture d’Adobe de s’adapter aux exigences du client”, poursuit Sylvain Le Borgne. Et ça a été un vrai boulet dans le développement du DSP américain.
Faire du custom, c’est investir en temps et en argent. C’est plus ou moins ce que Tubemogul a arrêté de faire après son rachat. “On a vraiment vu la différence avant - après, s’émeut un client. Une fois qu’Adobe est entré dans la place, tout s’est arrêté.” “Les innovations ne suivaient plus sur des sujets clés pour les agences médias, comme l’aide au médiaplanning, le set-up des campagnes complexes ou le reporting”, confirme un concurrent du DSP.
“Tubemogul n’a pas évolué alors que dans le même temps, un nouveau venu, The Trade Desk, sortait nouvelle fonctionnalité sur nouvelle fonctionnalité”
“Tubemogul n’a pas évolué alors que dans le même temps, un nouveau venu, The Trade Desk, sortait nouvelle fonctionnalité sur nouvelle fonctionnalité”, résume Philippe Boscher. The Trade Desk qui est devenu, en l’espace de quelques années, le DSP par lequel beaucoup de traders en agence voulaient passer. Tout simplement parce que l’UX était vraiment “trader friendly”.
Dans ce secteur, arrêter d’innover, c’est signer son arrêt de mort. C’est d’autant plus vrai que, dans le même temps, les agences médias sont entrées dans une logique de rationalisation des outils. Les places sont devenues chères, pour ne pas dire réservées. La première a échu à DV 360, le DSP de Google, qui est incontournable parce qu’il est le seul qui permet d’acheter l’inventaire de Youtube. La seconde aurait pu (dû ?) revenir à Tubemogul… mais elle a été préemptée par ce concurrent aux dents longues dont nous avons déjà parlé : The Trade Desk. “The Trade Desk s’est imposé sur des sujets comme la TV linéaire et la TV segmentée pendant que Tubemogul plafonnait”, analyse un patron d’agence.
La part de marché de ce dernier s’est érodée alors que le DSP de The Trade Desk montait en compétence sur la vidéo, accédant lui aussi à une place de marché comme Sygma (le label programmatique entre TF1, France Télévisions et M6), qui était initialement exclusivement connectée à Tubemogul. L'explosion de l’inventaire de Youtube, uniquement accessible à DV 360, n’a évidemment pas aidé. La valeur de Tubemogul, dont la grande force était de trouver des emplacements vidéos performants sur l’Open Web, s’est étiolée en même temps qu’une bonne partie des investissements vidéos se sont concentrés dans les mains d’un seul acteur.
“On a sans doute fait des mauvais choix stratégiques, conclut un ancien. On aurait dû aller à fond sur nos partenariats avec les grandes chaînes de TV plutôt que de faire de Tubemogul ce qu’il n’était pas, à savoir un DSP à la performance.” Est-ce que ça aurait suffi à sauver le DSP américain ? Rien n’est moins sûr. “Ce qui arrive à Tubemogul, c’est ce qui arrivera à tous les DSP spécialisés dans un seul format innovant, comme l’audio ou le DOOH, estime un connaisseur du secteur. Ils contribuent à évangéliser un secteur mais peinent à rivaliser avec les géants généralistes comme DV 360 ou The Trade Desk lorsque ceux-ci arrivent sur leur marché.” Voilà les quelques DSP verticaux qui sont encore en bonne santé, prévenus.