Le projet Poirot : où comment Google aurait manoeuvré pour affaiblir ses concurrents SSP et le header bidding, selon le ministère de la justice US
Nicolas JaimesGoogle aurait mis tout en oeuvre pour réduire la part d'investissements médias que son outil d'achat programmatique, DV 360, allouait aux concurrents de son ad-exchange, Google Adx, assure le ministère de la justice américaine. On vous résume l'ensemble de ses griefs sur cette pratique qui n'avait pas été relevée dans les précédentes plaintes, formulées par certains Etats américains, dont celui du Texas.
C’est désormais officiel, le ministère de la justice US (le DOJ) a décidé de s’en prendre au monopole de Google dans la publicité en ligne. Vous pouvez consulter l’ensemble de ses griefs, qui sont répertoriés dans un document de 155 pages. Je ne vous propose aujourd'hui pas de résumé. D’autres, comme Jason Kint ou Ari Paparo, l’ont déjà fait.
Je vais plutôt me concentrer sur une opération, le projet Poirot, dont le document nous révèle l’existence, qui aurait, selon le DOJ, permis à Google de manoeuvrer pour contrecarrer la démocratisation du header bidding, une pratique qui, estimait-il, lui faisait du tort puisqu’avec elle, une partie croissante des investissements alloués par DV 360, l’outil d’achat de Google, allait vers des ad-exchanges concurrents de celui de Google, Google Adx.
Début 2017, ce sont plus de la moitié des investissements qui transitent via DV360 qui vont à ces ad-exchanges, rappelle le DOJ. Les plus gros d’entre eux s’appellent alors Appnexus, Rubicon Project, Smart, Yahoo, Index Exchange. Pas une bonne nouvelle pour Google, dont le vaisseau amiral, par lequel transite une grande partie des investissements des annonceurs, alimente donc la croissance d’adtech concurrentes. DV 360 est le premier acheteur de la plupart d’entre eux ! Le géant de la publicité se met donc en tête de diminuer ce quota, et tant pis, si cette décision se fait au détriment des éditeurs ou des annonceurs. L’objectif est clair : tuer la pratique du header bidding et, avec elle, la croissance des concurrents, assure le DOJ dans sa plainte.
Pour y remédier, Google a décidé, fin 2016, de faire en sorte que DV 360 arrête d’enchérir sur les inventaires proposés en header bidding, en whitelistant les éditeurs qui ne s’adonnent pas à la pratique. Problème, les tests pratiqués ont vite démontré que la décision était avant tout préjudiciable à DV360, avec "une chute de 30% des impressions et de ses revenus”, rapporte le DOJ. C’est alors qu'un product manager de Google a, alors, proposé une alternative, qui devait permettre à Google de minimiser ses pertes, tout en affaiblissant la concurrence. “Au lieu d’arrêter d’enchérir en header bidding, nous pourrions diminuer les enchères sur cet inventaire”, suggère-t-il dans un échange rapporté par le DOJ.
C’est ainsi qu’est né le projet Poirot, qui sera connu du grand public, sous l’appellation Optimized Fix Bidding à partir de juin 2017. Il s’agit d’une fonctionnalité activée par défaut dans DV 360, dont à peine 1% des utilisateurs auront “opt out”. Concrètement, la fonctionnalité permet à DV 360 de réduire automatiquement les enchères formulées en réponse à des bid requests provenant d’outils header bidding. De 10 à 40% dans un premier temps. Jusqu’à 90% dans un second temps à partir de septembre 2018, estime le DOJ.
Comment DV 360 s’y prenait-il pour savoir quand appliquer la fonctionnalité ? Simple, si la bid request qui lui parvenait n'était pas formulée au second-price auction (le gagnant paie le prix proposé par le second plus gros enchérisseur), l’outil concluait qu’elle provenait d’un outil header bidding. La vague header bidding s'est en effet accompagnée d'un changement dans le système d'enchères. On est passé du second-price auction au first-price auction, où le gagnant paie ce qu'il a proposé. Google Adx, qui était lui encore dans une logique de second-price action, n'était donc pas concerné par Poirot. De sorte que les enchères que DV 360 lui allouait étaient, elles, maintenues à 100%. Ce qui permettait évidemment à Google Adx d’être beaucoup plus compétitif lorsque l’adserver de l’éditeur l’appelait pour le mettre en concurrence avec l’enchère obtenue en header bidding.
Comment ça marche concrètement ?
Le DOJ nous donne l'exemple d'un acheteur qui configure DV 360 pour enchérir jusqu’à 1 euro du CPM pour un type d’impression. Son enchère étant affaiblie par Poirot lorsqu’elle répond à des bid requests issues du header bidding, ça nous donne 0,38, 0,42 et 0,40 euro chez trois SSP concurrents, illustre le DOJ. L’enchère la plus haute, de 0,42 euro, est ensuite envoyée par le wrapper header bidding à l’adserver de l’éditeur. Lequel retient finalement le montant de 0,36 euro, déduction faite de la commission du SSP (elle est généralement de l’ordre de 15%).
C’est ce montant que l’adserver envoie à Google Adx, pour savoir s’il veut s’aligner. Chose que Google Adx pourra faire aisément puisqu’il a lui reçu, via DV 360, la permission d’aller jusqu’à 1 euro. Cela nous donne donc une enchère gagnante de 0,37 euro pour Google Adx (qui est lui dans une logique de second price auction) et une facturation de 0,45 euro à l’annonceur (puisque Google Adx prélève 20% au passage)
Le DOJ estime que c’est problématique parce que Google profite de sa mainmise sur les investissements médias, via DV 360, pour affaiblir les concurrents de son ad-exchange. Rien ne justifie une décision aussi arbitraire que celle de réduire l’enchère pour une même impression, selon qu’elle soit vendue en header bidding ou non, estime le DOJ.
Tout le monde est perdant dans cette histoire...
Les SSP concurrents de Google Adx : ils sont devenus moins compétitifs avec l'arrivée de Poirot et leur revenu a donc été affecté (un collaborateur de Google cité par le DOJ avance que les dépenses en provenance de DV 360 ont chuté de 32% sur ces SSP suite au déploiement de Poirot). Sur le long terme, les conséquences ont sans doute été encore plus préjudiciables pour certains de ces SSP puisque chez la plupart des éditeurs, le taux d'enchère remportée par leurs partanries SSP, le win rate, est le juge de paix. Quel intérêt, en effet de garder un partenaire qui vous rapporte de moins en moins de business quand les places sont aussi chères client-side ? Certains SSP ont pu être éjectés de chez des éditeurs, en conséquence.
Les annonceurs clients de DV360 : ils pouvaient avoir du mal à diffuser leurs campagnes sur la partie de l’inventaire des éditeurs qui était uniquement accessible en header bidding (elle est assez faible on vous l’accorde). Même s’ils biddaient au-dessus du prix plancher demandé par un éditeur, ils pouvaient, à cause de la décote effectuée par DV 360, tomber en dessous. Ce qu explique que leur publicité n'était jamais affichée.
Les éditeurs : selon des tests effectués par Google, leurs revenus display en provenance de DV 360 pouvaient chuter de 10% à cause du projet Poirot.
...tout le monde sauf Google
Le déploiement de Poirot en 2017 “a amené DV360 à dépenser 7 % de plus sur AdX et à réduire les dépenses sur la plupart des autres ad-exchanges", note un product manager de Google cité par le DOJ. " Poirot a permis à Google de déplacer environ 200 millions de dollars d'investissements médias depuis des ad-exchanges rivaux vers celui de Google. Ces dépenses ont été soumises à la commission de 20% que Google Adx prélève sur chaque transaction, ce qui a permis à Google de réaliser un bénéfice supplémentaire de 40 millions de dollars”, assure un autre. C’est l’une des grandes victoires de Google dans la manœuvre, assure le DOJ. Le projet Poirot lui a permis de maintenir la commission très élevée de Google Adx alors que certains de ses collaborateurs estimaient qu’il lui faudrait, avec le déploiement du header bidding, la ramener à 5%.
Le lancement de la version 2.0 de Poirot a permis à Google d’aller encore plus loin, avec une décote qui est, cette fois, montée jusqu’à 90% et a eu un impact sur l’ensemble des SSP du marché, qui ont vu leur business en provenance de DV360 chuter de 25 à 45% selon le DOJ. “Poirot, qui continue toujours de sévir, sous une autre forme aujourd'hui, a sans conteste permis à Google de déplacer certains investissements de DV 360 vers Google Adx”, conclut le ministère.
La réponse de Google :
"L’action en justice du Département de la Justice des États-Unis essaie de désigner des gagnants et des perdants dans la publicité numérique, un secteur déjà hautement concurrentiel. Elle reprend en grande partie les arguments d’un premier procès sans fondement intenté par le procureur général du Texas, et récemment rejeté en majeure partie par une cour fédérale. Le DOJ persiste en défendant une position erronée qui ralentirait l'innovation, augmenterait les frais de publicité et rendrait plus difficile la croissance de milliers de petites entreprises et d'éditeurs”, répond un porte-parole de Google.
Quand au Projet Poirot, Google répond que :
Il s’agit d’un outil bien connu que nous proposons aux annonceurs afin qu'ils puissent enchérir plus efficacement. Il a été conçu pour empêcher les annonceurs de surpayer, ce qui se traduit par des économies que les annonceurs peuvent réinvestir.
De nombreux autres acteurs du secteur proposent des services similaires, notamment le Trade Desk et MediaMath.
Nos outils d'optimisation pour les éditeurs ne manipulent aucune enchère. Nous proposons aux éditeurs de nombreuses façons d'optimiser leur inventaire qu'ils vendent à l'aide de Google Ad Manager afin de les aider à tirer davantage profit de leur espace publicitaire. Nous mettons fréquemment en œuvre des optimisations de ce type, spécifiquement pour aider les éditeurs à maximiser leurs revenus.
Depuis 2017, les frais de service de l’ad tech ont d’ailleurs diminué dans l’absolu - et sont stables au regard de l’augmentation des dépenses dans le secteur:
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