- Le thermomètre du digital peine à indiquer les bonnes températures depuis que Facebook a décidé d’arrêter de lui partager les données de ses utilisateurs pour mesurer l’Open Web.
- Problématique pour tous ces annonceurs, et ils sont encore nombreux, qui mesurent le taux de couverture de leurs campagnes digitales grâce à DAR. Problématique surtout pour tous ces éditeurs qui ont souffert financièrement de la situation. On vous dit tout.
C’était dans cet océan très agité qu’est l’adtech, l’un des rares îlots de stabilité. Une mesure assez basique mais qui avait le mérite de faire l’unanimité dans un secteur où l’on peine souvent à s’accorder sur des KPI et des standards communs. On vous parle bien sûr de Nielsen DAR, cet outil de mesure qui permet aux agences médias de déterminer l’efficacité de leurs campagnes digitales sur trois metrics : le reach, la répétition et le taux de couverture sur cible socio-démo. Un outil qui a été imaginé par le géant américain de la mesure d’audience, Nielsen, et qui est commercialisé par Médiamétrie en France. Enfin, un outil qui est prisé des gros acheteurs de télévision (FMCG, telcos, distributeurs…) car il leur permet d’isoler un complément de couverture sur cible à leurs campagnes TV.
Le problème, c’est que ce thermomètre du digital peine à indiquer les bonnes températures depuis que Facebook a décidé d’arrêter de lui partager les données de ses utilisateurs pour mesurer l’Open Web. La plateforme, qui touchait 50 millions de visiteurs uniques en avril 2022, était le pilier de la mesure DAR. Elle permettait à DAR, qui redressait les données de Facebook avec le panel de 20 000 internautes mis sur pied par Médiamétrie, d’avoir une très bonne vue du comportement des internautes français. Sauf que Facebook a décidé d’arrêter les frais début 2021, essentiellement pour des raisons de privacy. Depuis cette date, Nielsen DAR ne peut utiliser les données socio-démo de Facebook que pour mesurer… Facebook.
"En 2021, c’était le chaos absolu. Les statistiques de DAR n’avaient plus aucun sens”
Pour l’Open Web, le spécialiste de la mesure a donc dû changer de méthodologie. L’enjeu ? Remplacer Facebook par des partenaires aux reins au moins aussi solides. Et en attendant de les trouver, faire confiance à l’historique des cookies récupérés par Nielsen. Ce qui s’est malheureusement rapidement avéré être un vœu pieux… “C’est un euphémisme que de dire que cette période transitoire, entre l’arrêt de Facebook, le 15 janvier 2021, et l’arrivée de la nouvelle méthodologie, le 1er février 2022, a été compliquée”, sourit un patron d’agence.
“C’était le chaos absolu, les statistiques n’avaient plus aucun sens”, confirme l’un de ses concurrents qui prend un peu moins les choses à la légère. Et de donner l’exemple d’une campagne affichée sur un site de NBA dont l’audience ressortie était essentiellement… des femmes de plus de 65 ans. Un exemple parmi tant d’autres des ratés de DAR. “L’outil nous ressortait parfois des résultats différents pour une même campagne, avec un même ciblage, chez le même média mais à un mois d’intervalle”, illustre notre patron.
“L’outil nous ressortait parfois des résultats différents pour une même campagne, avec un même ciblage, chez le même média mais à un mois d’intervalle”
Durant cette période où elle était nourrie uniquement aux données de Nielsen, la mesure DAR a eu toutes les peines du monde à donner une représentation fidèle de l’Open Web. “Il y a eu beaucoup de variations inexplicables”, confie un patron de régie qui préfère, lui aussi, rester anonyme. Avec toutefois une constante : “les performances de la plupart de nos campagnes ont été divisées par deux.” “Nos taux de couverture sur cible ont très fortement baissé avec l’arrêt de Facebook”, confirme Paul Ripart, directeur commercial programmatique et data de Prisma Media Solutions.
“Un éditeur qui tombe en dessous du ratio donné par le benchmark DAR, par exemple 60% de taux de couverture sur cible pour les 18-24 ans, risque de sortir des plans médias d’annonceurs comme McDonald’s”
Tous les éditeurs interrogés par Minted ont fait le même constat et cela leur a été préjudiciable à plusieurs titres. D’abord parce qu’ils sont encore nombreux, du côté des annonceurs, à accorder une confiance aveugle à la mesure DAR. “Un éditeur qui tombe en dessous du ratio donné par le benchmark DAR, par exemple 60% de taux de couverture sur cible pour les 18-24 ans, risque de sortir des plans médias d’annonceurs comme McDonald’s”, illustre un connaisseur du marché.
Exemple avec ce patron de régie d’un site d’info. “On a reçu quelques coups de fils de partenaires un peu embêtés de devoir nous couper parce qu’on avait perdu 15 à 20 points sur tel segment.” Et de déplorer que les éditeurs n’aient que trop rarement d’informations sur la situation. “Les agences ne nous disent pas quand elles activent DAR. Si les ad-networks n’avaient pas pris leur téléphone pour nous prévenir, nous ne nous en serions sans doute jamais rendus compte.”
La baisse des performances attribuées par Nielsen DAR est d’autant plus préjudiciable qu’une bonne partie des campagnes vidéos sont désormais commercialisées à “la performance”. Ils sont en effet de plus en plus nombreux, côté régie, à s’engager sur un taux de couverture sur cible minimum. On parle dans le jargon de campagne VTC (viewable targeted completed). “C’est un mode d’achat qui nous vient des Etats-Unis et qui est de plus en plus utilisé par les annonceurs PGC. Ils ne paient plus que pour les impressions vues par leur cible”, témoigne Paul Ripart. Bien sûr, tous les annonceurs n’ont pas été jusqu'au-boutistes. “Certains ont compris que, durant cette période, les performances remontées par DAR n’étaient plus trop fiables et qu’il n’était pas juste d’en faire un juge de paix”, assure Paul Ripart. L’expert estime d’ailleurs ne pas avoir été trop impacté financièrement.
“Les résultats remontés par DAR ne représentaient plus fidèlement les capacités de ciblage des environnements logués”
Ce n’est pas le cas de certains de ses concurrents. A commencer par les régies qui ont énormément de données loguées comme les chaînes de TV dont l’offre de catch-up est un gros vivier de croissance. “Les résultats remontés par DAR ne représentaient plus fidèlement les capacités de ciblage des environnements logués”, reconnaît Bertrand Krug, directeur mesures d’audience digital et presse de Médiamétrie. “Le problème, c’est qu’en 2021, DAR a nivelé le taux de couverture sur cible des campagnes avec et sans data, précise Paul Ripart. Les performances des campagnes oscillaient autour des 40-50% de taux de couverture sur cible, que vous activiez des segments d’audience ou non.” Alors qu’avec l’ancienne méthodologie, recourir à de la data vous assurait de gagner 20 à 30 points de couverture chez DAR.
Les annonceurs ont vite tiré le bilan qui s’imposait. “Sans surprise, certains ont décidé d’arrêter la data puisqu’ils n’en voyaient plus les bienfaits”, observe Paul Ripart. Une autre perte de revenus puisqu’une campagne avec data utilisateur se vend jusqu'à deux fois plus cher qu’une campagne sans.
Touchés dans leur portefeuille, les éditeurs se sont naturellement tournés vers Médiamétrie pour que l’organisation fasse savoir à ses clients, les agences médias, que DAR n’était plus très fiable. “Médiamétrie a fait ce qu’il a pu mais restait dépendant des décisions de Nielsen”, analyse un patron de régie. “On a tout de même réussi à obtenir des courriers d’excuses que l’on a pu brandir auprès des agences”, témoigne un autre. “C’était simplement une communication au marché, rectifie Bertrand Krug. Nous nous sommes rapprochés des associations comme l’Union des marques, le SRI ou l’Udecam, pour leur expliquer les limites de la mesure DAR durant cette phase transitoire.”
L’appui de Médiamétrie a néanmoins eu son effet. “Nous avons été, tout le temps de cette période, dans un dialogue constructif avec l’institut”, estime Faïza Rabah, directrice des études chez Havas. Alertés, quelques-uns des clients d’Havas ont aussi préféré arrêter les frais. “On a suspendu DAR pour les clients pour lesquels c’était moins stratégique”, explique Aurélie Irurzun, directrice du digital et des audiences chez Havas.
“On a suspendu DAR pour les clients pour lesquels c’était moins stratégique”
La plupart des agences du marché ont fait de même. De sorte que le recours à DAR, qui était depuis 2014 quasi systématique pour les campagnes vidéos, est devenu affaire de cas par cas. “On a connu une baisse d’activité l’année dernière”, confirme un Bertrand Krug qui reconnaît même avoir pu déconseiller aux agences médias de recourir à DAR. “On a préféré jouer la carte de la franchise en ces temps compliqués.”
Une franchise qui pourrait porter préjudice à DAR in fine ? “La réalité, c’est que beaucoup d’agences ont perdu foi en l’indice et ce n’est pas plus mal car je vois mal l’intérêt d’utiliser un indicateur socio-démo à l’heure où on ne jure plus que par l’audience planning et des segments intentionnistes hyper granulaires”, estime un patron d’agence. Paul Ripart n’est pas de cet avis. “Bien sûr que le socio-démo n’explique pas tout… mais ça explique quand même beaucoup, rappelle-t-il. Surtout, c’est la même définition pour tout le monde, contrairement à un concept comme l’intentionniste.”
Difficile de lui donner tort. Qu’est-ce qu’être intentionniste en effet ? Aller deux fois dans la rubrique auto du Boncoin ? Consulter un article qui parle du dernier modèle électrique de Renault ? Ou carrément remplir un formulaire de test ? Les définitions varient selon les régies, contrairement à celle de la donnée socio-démo.
“Le marché a encore besoin d’une mesure du socio-démo”, estime Paul Ripart. Et il n’y a pas vraiment d’alternative à Nielsen DAR car, comme le rappelle Faïza Rabah, le marché a également besoin d’un tiers de confiance, ce que ne peut pas être l’outil de mesure présent dans l’adserver de Google. “2021 a été une année difficile mais c’était un passage obligé car il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour que tout l’Open Web remonte correctement”, estime l’expert insights d’Havas. C’est vrai : un changement de cette ampleur prend du temps. Nielsen comme Médiamétrie espèrent d’ailleurs que le plus dur est derrière eux.
Depuis le 1er février 2022, Nielsen s’appuie sur son Nielsen ID system, un ID graph nourri via les données Nielsen, celles de ses partenaires locaux (le panel Médiamétrie en France) et celles de partenaires globaux censés remplacer Facebook. Ils sont une dizaine à avoir contractualisé avec l’Américain. Seuls trois sont connus : The Trade Desk, Mediawallah et Narrative. On peut y ajouter, selon des informations obtenues par Minted, un géant de la data : l’Allemand Zeotap.
Selon nos informations, Zeotap fait partie des partenaires globaux de DAR
"Ça repart fort au deuxième trimestre côté DAR”, se réjouit Bertrand Krug. On en est, bien sûr, pas au niveau d’activité d’avant 2021 mais ce n’est pas une surprise. "Ça prend du temps d’expliquer au marché, que ce soit quand il y a un problème, comme l’année dernière, ou quand ça va mieux, comme c’est le cas depuis quatre mois”, justifie le dirigeant de Médiamétrie. Quid des résultats ? “Nos taux DAR restent dégradés sur des cibles emblématiques comme les femmes 25-50 ans ou les hommes de plus de 50 ans, observe un ad-network. On a perdu 20 à 30 points de couverture par rapport à l’époque où c’est Facebook qui mesurait.”
Ce ne sera pas forcément problématique, si le reste du marché est également impacté et que les agences médias revoient (vite) leurs exigences à la baisse. Mais cela reste perturbant pour les régies qui n’ont, dans le laps de temps, aucune idée de où elles se situent. “Tant que Médiamétrie ne communiquera pas sur le nouveau benchmark, on sera incapables de savoir si nos scores sont bons ou mauvais”, regrette notre ad-network.
Le flou sur les données communiquées par The Trade Desk
Il faudra également que Nielsen ou Médiamétrie soient plus transparents concernant les contours de la nouvelle méthodologie. Beaucoup s’interrogent notamment sur la provenance des données piochées chez The Trade Desk. “On a demandé à Médiamétrie quelle était la donnée concernée et d’où elle venait mais personne n’a pu nous apporter de réponse claire”, regrette un patron d’adtech. Minted n’a d’ailleurs pas eu plus de succès… Une certitude, il ne s’agit pas de l’ID Graph de The Trade Desk, le Unified ID 2.0, qui n’est, dans sa version actuelle, pas encore compatible avec le RGPD. “Il faut tirer les choses au clair, estime notre patron. On a besoin d’être rassurés et on espère que Médiamétrie nous prouvera que la nouvelle méthodologie est plus efficace.”
Les discussions sont, selon nos informations, très avancées entre Médiamétrie et deux des plus gros pourvoyeurs de données loguées en France, TF1 et M6
Le spécialiste de la mesure d’audience se donne, en tout cas, les moyens pour qu’elle le soit. “Plus on aura d’ID en base, plus les campagnes seront mesurées finement”, rappelle Bertrand Krug. Médiamétrie compte donc se rapprocher d’acteurs locaux pour muscler DAR. “Nous sommes précurseurs en Europe là-dessus", précise Bertrand Krug. Les discussions sont, selon nos informations, très avancées avec deux des plus gros pourvoyeurs de données loguées en France, TF1 et M6. Orange est, lui aussi, candidat.
L’enthousiasme de ces acteurs ne tient pas tant à des considérations financières car il est beaucoup moins rémunérateur de remonter ses données à DAR que de les vendre à des data brokers. Non, l’enjeu est ailleurs. Car participer à la mesure DAR, c’est se donner les moyens d’optimiser ses performances sur cet indicateur puisque quand vous dites que tel internaute est un homme de 26 ans, DAR dira de même puisqu’il utilise… vos données. “C’est d’ailleurs ce qui était reproché à Facebook dans l’ancienne méthodologie”, s’amuse une partie prenante. Attention, tout le monde ne pourra pas être accepté. “Il faut du reach et de la donnée granulaire”, prévient Bertrand Krug. Les e-commerçants, qui ont de la donnée par foyer, ne sont donc pas concernés.
Le challenge du cookie tiers
Reste quelques questions. Qui, pour vérifier les vérificateurs ? En d’autres termes, qui pour assurer que la nouvelle méthodologie de DAR ne porte pas préjudice à la fiabilité de la mesure ? “Nielsen est en discussions avec le MRC pour être certifié”, rassure Bertrand Krug.
Autre enjeu : suivre la navigation des internautes français autrement qu’en passant par des cookies tiers. C’est la manière d’opérer de Nielsen aujourd’hui. Cela lui pose déjà problème pour certains environnements comme Safari, que DAR ne peut plus mesurer car les cookies tiers y sont proscrits. Ce sera une question de survie quand les cookies tiers disparaîtront de Chrome, ce qui est prévu pour 2023. “Nielsen planche déjà sur des solutions cookieless”, rassure Bertrand Krug. Une bonne nouvelle car le challenge est autrement plus ardu que ce qu’a vécu DAR jusque-là…