30 April 2025
Temps de lecture : 4 min
Plein d'idées - Cyrille Frank via Midjourney
La presse multiplie les plans sociaux, comme au Parisien, chez Marie-Claire ou tout dernièrement au Point.
Le déclin structurel de la diffusion papier oblige la plupart des groupes de presse à une cure d’austérité, car leurs revenus numériques ne compensent pas – sauf exceptions – la chute des ventes, mais aussi la baisse des ressources publicitaires qui en résulte.
Les éditeurs profitent très peu de la croissance des investissements publicitaires qui servent surtout les grandes plateformes grâce à leurs capacités de ciblage issue des data utilisateurs qu’ils ont accumulées depuis 20 ans (voire 30 ans pour Google).
En 2024, les revenus display des éditeurs ont cru de seulement 1%, sur un marché global en hausse de 17% ! (rapport SRI 2024)
Face à ces difficultés, la presse voit surtout l’IA comme une planche de salut pour faire des économies ou produire plus au même coût (et donc grappiller de la valeur sur l’inventaire publicitaire).
J’alertais déjà en février dernier sur le risque d’utiliser l’IA générative pour produire des contenus bas de gamme. Ajouter une inflation de contenus sur un marché déjà saturé ne va pas améliorer la valeur utilisateur de chaque contenu produit.
Et bien sûr, cela ne va pas non plus soutenir les tarifs publicitaires dont les CPM vont baisser mécaniquement, à court ou moyen terme.
Pourtant, c’est bien la stratégie qui est mise en branle par une majorité de supports.
C’est le cas par exemple de Prisma qui a annoncé le lancement d’un avatar numérique pour le journal Capital, pour ne plus avoir à tourner les vidéos. Une fois l’avatar modélisé, il suffit de lui faire ingérer un texte (un script), et l’avatar ressert le texte avec la voix et l’apparence de la journaliste.
Pas parfait, mais bluffant en effet, comme en témoigne ce journal américain de la start-up Channel 1 ou cette vidéo de Connectas, journal vénézuélien ci dessous :
Le groupe Prisma utilise aussi l’IA pour produire des brèves people pour Voici ou des fiches cuisine pour Cuisine AZ. Le groupe Ebra s’en sert pour corriger la copie des correspondants.
Le Point, lui, va s’appuyer sur les outils d’IA générative (ChatGPT, Claude, Mistral…) pour traiter les articles des journalistes. Ce sont donc surtout des postes de secrétaires de rédaction qui vont être supprimés.
Depuis l’irruption du web, ce sont souvent eux qu’on licencie en premier, car ils sont considérés comme moins vitaux à la production des contenus que les journalistes. La charge de la relecture retombe alors sur les journalistes eux-mêmes et les rédacteurs en chef.
Chacun des rapports annuels du Reuters Institute ou de Kantar-La Croix le confirme: les Français n’ont pas confiance en leurs médias, ni en leurs journalistes.
D’après la dernière enquête Reuters 2024, seuls 31% des Français interrogés ont confiance en l’information, la plupart du temps. Nos compatriotes sont parmi les plus critiques et sceptiques au monde de ce point de vue.
Le recours à l’IA pourrait bien rajouter de l’huile sur le feu. En France, 24% des personnes interrogées par Reuters via un autre rapport de mai 2024, pensent que les journalistes ne vérifient que rarement ou jamais ce qu’ils publient à l’aide de l’IA. Et 26% qu’ils le font parfois. Seul un tiers des personnes interrogées pensaient que les journalistes vérifient toujours ou souvent les résultats de l’IA générative.
La transparence des médias sur leur usage de l’IA et leur discours rassurant sur le contrôle humain pourrait donc bien ne pas suffire à rassurer le public.
Comme l’écrit un expert IA du Reuters Institute, la confiance des citoyens en leurs médias dépend de beaucoup de facteurs politiques, historiques, culturels. Mais l’étiquetage des contenus produits même partiellement avec l’IA ne suffira pas à convaincre des gens qui doutent déjà.
Les plateformes commencent à développer des réponses au sein de leurs environnement, que ce soit Google avec SGE (Search Générative Experience) ou OpenAI qui prépare son réseau social autour de la création de contenus génératifs.
Si le public a l’impression que les contenus produits par les médias sont le fruit du travail d’un robot, pourquoi ne pas aller directement à la source ? Surtout si ces médias font payer l’accès à leurs contenus de qualité. Et que ces mêmes médias ont cédé aux plateformes le droit d’accès à leurs contenus, en échange d’une redevance ?
C’est la raison pour laquelle, je préconise au contraire de plus en plus l’incarnation, l’expérientiel et la sincérité des interactions avec son public. Et que je prophétise le grand retour de la matière (mais pour ceux qui auront les moyens et le désir de payer, comme les vrais animaux domestiques du film dystopique Blade Runner, sont réservés aux riches).
Pour leur part, les auteurs du News Report 2025 de l’UER Leading Newsrooms in the Age of Generative AI ne voient l’avenir du journalisme que dans sa capacité à créer du sens.
“Ce n’est plus tant la création de contenu qui définit sa valeur, que la capacité à en extraire du sens, à articuler les faits, à poser un regard critique. (…) L’IA générative ne remplace pas les journalistes, elle les déplace. Elle les pousse hors de leur zone d’exclusivité – la production de contenu – pour les recentrer sur une fonction plus complexe, plus stratégique: la fabrique de sens.”
Je partage tout à fait cet avis, qui nous ramène au choix crucial du produire moins mais mieux. Et qui achoppe souvent sur une culture média productiviste et un sous-investissement dans la distribution. Il faut passer beaucoup plus de temps à diffuser ses meilleurs contenus.
Quant à donner du sens, cela signifie aussi investir sur l’analyse, l’expertise, le travail plutôt que sur l’émotionnel et l’agrément pulsionnel vers lesquels nous poussent les plateformes sociales, pour leur bénéfice à elles.
Faire des économies, gagner du temps avec l’IA, très bien. Si ce gain est réinvesti dans une meilleure offre éditoriale au lecteur, suffisamment utile et rare pour justifier une rétribution sous une forme, ou une autre. L’IA peut justement être très utile pour ce faire, pour peu qu’on le lui demande aussi.
La presse traverse une crise profonde. Chute des ventes papier, revenus numériques décevants, défiance croissante du public. Face à cela, les médias misent sur l’IA pour produire plus. Mais sans stratégie de valeur, cette fuite en avant pourrait accélérer leur déclin.
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